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je me bornerai à cette simple remarque, que pour combattre le rationalisme, il ne serait pas mal que les écrivains du clergé se missent un peu d’accord sur la nature, les droits et les limites de la raison. En ce moment, l’anarchie est au comble. Il y a dans le clergé deux partis tout-à-fait opposés : l’un, qui veut faire à la raison sa part et la déclare seulement insuffisante ; l’autre, qui ne reconnaît à la raison, quand elle est séparée de la foi, aucune base naturelle. C’est un dissentiment bien ancien, qui séparait autrefois Pascal et les grands prélats cartésiens, et qui de nos jours a mis aux prises l’école de M. de Bonald et de M. de Lamennais avec celle du cardinal de La Luzerne et de l’évêque d’Hermopolis. — M. l’abbé Maret enseigne à la Sorbonne et dans ses livres que la raison naturelle a ses droits. M. l’évêque de Montauban les nie, et cette même opinion est soutenue avec une persévérance et une habileté remarquables dans un recueil très répandu dans le clergé sous le nom d’Annales de philosophie chrétienne, et dirigé par un savant homme, M. Bonnetty.

Il est piquant d’assister à cette querelle de famille. M. Maret et ses amis lancent à leurs adversaires ce reproche accablant : Vous êtes lamennaisiens. Sait-on comment ceux-ci ripostent ? Par une accusation tout autrement grave : Vous êtes rationalistes. Rationalistes, cela s’entend, c’est-à-dire panthéistes et athées. Mais on n’a pas encore dit ces gros mots. — Y aurait-il de l’indiscrétion à demander à M. de Valroger, qui écrit sur le rationalisme, quel est son avis sur la raison ? Je le soupçonne de lui être assez favorable, par où j’entends le louer ; mais qu’il prenne garde : s’il continue à être aussi modéré et aussi poli pour la raison, l’Univers pourrait bien l’accuser de philosophie.

Nous n’avons rien dit de M. Armand Fresneau et de son petit pamphlet contre l’éclectisme. C’est un terrible homme que M. Fresneau ! Il faut voir comme, dès la première page de son livre, il traite du haut en bas tous les philosophes passés et présens ! M. Fresneau trouve Descartes très plaisant et Lebnitz assez ridicule. Je ne justifierai pas Leibnitz et Descartes ; mais, pour justifier M. Fresneau, je lui demanderai volontiers s’il a quitté depuis bien long-temps le collège. Quand M. Fresneau se sera fait connaître par quelque découverte, comme l’application de l’algèbre à la géométrie, ou le calcul de l’infini, il lui sera permis de le prendre si haut avec Descartes et Leibnitz. Il est vrai que, si M. Fresneau avait découvert quelque chose, il aurait le ton moins cavalier. Mais il faut une parure à l’extrême ignorance, et c’est l’extrême légèreté.

Puisque j’ai nommé Leibnitz, je saisirai cette occasion de recommander aux réflexions de M. Fresneau ce passage des Nouveaux Essais : « Il y a des gens aujourd’hui qui croient qu’il est du bel air de parler contre la raison et de la traiter de pédante incommode. Je vois de petits livrets, des discours de rien, qui s’en font fête… Si ceux qui se moquent de la raison parlaient tout de bon, ce serait une extravagance d’une nouvelle espèce, inconnue aux siècles passés. Parler contre la raison, c’est parler contre la vérité.


EMILE SAISSET.