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de rattacher l’histoire entière de l’esprit humain à la question de l’origine de nos connaissances. Le point de vue était étroit et l’horizon singulièrement borné ; M. de Gérando sentit le besoin de l’élargir, et il publia, en 1822, le commencement d’une histoire complète de la philosophie. Si on laisse de côté l’essai superficiel de Deslandes, M. de Gérando a l’honneur d’avoir élevé le premier à l’histoire de la pensée humaine un monument digne d’elle, et d’avoir essayé pour la France ce que Brucker a fait pour l’Allemagne.

L’ouvrage de 1822 ne comprenait que quatre volumes et s’arrêtait à la scolastique ; mais M. de Gérando, en mourant, laissait quatre autres volumes à peu près terminés, qui atteignent jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Si la première partie de cet estimable ouvrage est aujourd’hui considérablement dépassée, il est à craindre que la seconde n’arrive un peu tard. Nous croyons cependant qu’on y trouvera sur les origines encore mal débrouillées de la philosophie moderne plus d’une recherche utile, plus d’un précieux renseignement. La critique, sans être forte, est toujours éclairée et judicieuse ; le style, facile et sain, n’est pas dépourvu de quelque élégance, et l’ouvrage entier est pénétré de ce noble esprit de liberté, d’humanité, de tolérance, que M. de Gérando avait hérité des grands esprits du XVIIIe siècle, et qui s’était étendu et purifié, sans s’affaiblir, au milieu du nitre.

Nous trouverons tout à l’heure dans les ouvrages de M. Wilm et de M. Damiron de quoi remplir les lacunes que laisse M. de Gérando dans l’histoire de la philosophie cartésienne et de la philosophie allemande. Nous sommes beaucoup moins en mesure pour compléter celle de la philosophie du moyen-âge, car nous n’avons que le livre de M. le duc de Caraman[1]. Nous commencerons, toutefois, par complimenter l’auteur sur son courage. Le sujet, en effet, est aussi difficile que magnifique. Décrire l’enfantement laborieux de la pensée moderne, suivre les mouvemens et les progrès de l’esprit humain à travers les agitations violentes d’une société toute guerrière, assister aux disputes de l’école et aux jugemens des conciles, comprendre des dialecticiens tels qu’Abailard, des docteurs tels que saint Thomas, peindre des caractères comme saint Bernard et Héloïse, voilà une œuvre dont l’attrait peut séduire les plus ambitieux et la hauteur effrayer les plus hardis. Il semble que, pour réussir dans une pareille entreprise, il faille s’être éprouvé sur de moindres sujets ; et la sagesse conseillerait peut-être, avant d’embrasser un si grand ensemble, de s’essayer sur quelques parties, afin de prendre plus de confiance dans ses forces et d’en donner aussi au lecteur. M. de Caraman n’a pas été arrêté par ce scrupule. Nouveau venu dans la science, il a dit comme le Cid :

Je suis jeune, il est vrai ; mais aux ames bien nées,
La valeur n’attend pas le nombre des années.

Je voudrais pouvoir continuer la citation et dire avec Corneille à M. le duc de Caraman que son coup d’essai est un coup de maître ; mais, en conscience, de tels exploits sont impossibles dans l’histoire de la philosophie. Les livres et les écoles du moyen-âge imposent à leur historien deux conditions absolument indispensables :

  1. Il serait injuste de ne pas mentionner ici les consciencieuses recherches de M. Rousselot : Études sur la philosophie au moyen-âge, 3 vol in-8o, chez Joubert.