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l’extrémité un peu de feu. Il me sembla qu’il l’enfonça diverses fois dans mon cœur, et que, toutes les fois qu’il l’en retirait, il m’arrachait les entrailles et me laissait toute brûlante d’un si grand amour de Dieu, que la violence de ce feu me faisait jeter des cris, mais des cris mêlés d’une si extrême joie, que je ne pouvais désirer d’être délivrée d’une douleur si agréable. »

On le voit, l’objet seul de l’amour est changé ; mais c’est le même amour, la même ardeur, les mêmes transports. Sous le ciel de l’Espagne plein de soleil, comme sous le ciel de l’Éolide, dans cet air doux et parfumé ; soit après les banquets couronnés de roses où l’on s’enivrait de vin de Lesbos au milieu des chansons et des lyres, ou après ces jeûnes du cloître qui affaiblissaient le cerveau, excité ensuite par les chants de l’orgue ou par le silence ; soit dans ces belles îles de la mer Égée et de la mer Ionienne, toutes verdoyantes, comme le disent les poètes, d’épais ombrages ennemis de l’innocence, ou dans ces couvens d’Avila et d’Alba, aux ombrages mystérieux aussi, aux préaux solitaires pleins de rêverie, aux cellules discrètes, comment défendre son ame ou ses sens contre la passion, érotique ou séraphique, et contre les dards enflammés ?

Quoi qu’il en soit de ce rapprochement, c’est la passion de Sappho qui fit son génie. Il faut remarquer ce phénomène : les impressions même de la volupté physique, recueillies et épurées par l’imagination, servent aussi à la poésie, en devenant, pour ainsi dire, matière morale. L’esprit dégage des élémens grossiers l’élément pur et spiritualise la matière ; les sensations venues du corps prêtent des couleurs à l’idéal : elles sont comme cette vase lumineuse qui est, dit-on, répandue dans le ciel, et dont se forment les étoiles.

Née de la passion, la poésie de Sappho est franche et vraie, et n’a rien de factice. La plupart des autres lyriques que nous connaissons, Pindare et Horace même, eurent tour à tour une inspiration vraie et une inspiration factice, si l’on peut parler ainsi. Dans le génie ou le talent de chacun de ces deux poètes, on distingue deux veines bien diverses. Une partie de la poésie de Pindare était en quelque sorte officielle, c’est celle que nous possédons ; l’autre partie, dont il ne reste presque rien, exprimait les passions ou les émotions personnelles du poète. Chez Horace, comme le dit très bien un illustre critique, « l’enthousiasme lyrique n’est vrai que dans l’expression de la volupté, car il n’y a plus même d’amour. » Tantôt c’est une poésie naturelle, tantôt, et plus souvent, ce n’est qu’une poésie littéraire. Sappho eut le bonheur de naître lorsqu’il n’y avait pas encore de poésie littéraire ; la sienne fut toujours naturelle, dans la plus large acception du mot. La lyre, pour Sappho, n’était pas une métaphore ; elle prenait cette lyre dans ses mains pour se distraire de la passion qui l’agitait pendant les longues nuits solitaires, comme Achille, dans l’Iliade, prend la sienne pour se