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l’unique inspiration de Sappho, qu’elle et sa poésie n’aient vécu que d’amour. Tous les grands et beaux sentimens, elle les exprima dans ses vers parce qu’elle les avait dans son cœur. Quand elle fut mère, elle le fut avec passion comme elle avait été amante. Outre le fragment déjà cité, où, d’un air charmant, elle dit à sa petite fille qu’on ne doit pas entendre pleurer dans une maison qu’habitent les Muses, outre celui-ci, qui a pu inspirer Catulle :

« Comme une petite fille voletant autour de sa mère[1] »

nous possédons encore le suivant :

« J’ai à moi une jolie enfant, dont la beauté est semblable à celle des chrysanthèmes, Cléis, ma Cléis bien-aimée, que je ne donnerais pas pour toute la Lydie… »

Il est curieux de voir en passant par quelles fortunes presque tous ces précieux fragmens nous sont parvenus. A qui devons-nous ces trois jolis vers entre autres ? Au grammairien Héphestion, qui les a cités comme étant des vers asynartètes. — Bénis soient donc les grammairiens ! C’est dans leur fatras que l’on a retrouvé plus d’un beau vers ; nous leur en sommes redevables comme on est redevable aux Goths ou aux Vandales de quelques statues enfouies. J’oubliais de dire, au reste, qu’un commentateur s’indigne contre Héphestion, parce que ces trois vers ne sont pas asynartètes ! nec tolerabiles sunt versus asynarteti !

Sappho connut aussi l’amitié, et elle la connut tout entière, jusqu’aux regrets qu’elle nous laisse après qu’elle est perdue :

« Latone et Niobé étaient mes amies bien chères ! »


et jusqu’à l’amertume que l’on sent de l’ingratitude de ceux qu’on aimait :

« Tous ceux à qui j’ai fait du bien sont les premiers qui me déchirent. »

Est-il nécessaire d’ajouter qu’elle eut l’amour ardent de son art ? Quand cette école poétique qui se forma ou se développa autour d’elle ne l’attesterait pas, voyez les paroles qu’elle adresse à une femme riche et ignorante :

« Tu mourras un jour, et pas un souvenir ne restera de toi après ta vie ; car tu ne connais pas les roses de Piérie, et tu seras obscure dans les demeures d’Hadès, mêlée à la foule des pâles ombres. »

Puisqu’elle aimait la poésie, elle aimait la gloire ; elle y pensa, et elle

  1. Catulle dit, en parlant du moineau de Lesbie :

    Mellitus erat, suam que norat
    Ipsa tam bene quam puella matrem,
    Nec sese a gremio illius movebat,
    Sed circumsiliens modo huc modo illuc
    Ad solam dominam usque pipiabat.