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daignez continuer. — Et moi, confiante, de reprendre mes séguidilles, quand tout à coup une détonation horrible me fait tomber la guitare des mains. Je me retourne, et que vois-je ? Le général encore debout dans l’embrasure de la porte, qu’il n’avait pas dépassée. – Ah ! m’écriai-je, vous m’avez trompée, don Ramon ! Il est trop tard ! Et lui, avec une grace infinie : — Señora mia, ce n’est pas pour la vie de deux hommes que j’aurais consenti à perdre une seule note de votre voix. — Voyez-vous cette courtoisie ? Ven ustedes la cortesia ? » ajouta pour tout commentaire la señora, oubliant, d’une seconde à l’autre, les miliciens fusillés pour le madrigal de don Ramon, qui fut proclamé d’une commune voix un parfait caballero.

Voilà la galanterie espagnole, et voilà aussi la cruauté espagnole. Non moins exécré que chez nous, s’il est isolé, sans à-propos, sans motif, le meurtre s’efface totalement devant la chose dont il est le signe. Cabrera laissait fusiller deux pauvres diables dans une intention de madrigal ; les égorgeurs et les incendiaires de Mort, de Madrid, de Saragosse, de Reus, de Tarragone, de Barcelone, ne voulaient que protester à leur manière contre le modérantisme excessif du gouvernement, et dès-lors, de part et d’autre, il n’y avait pas de quoi s’exclamer. La torche, le couteau, la fusillade, n’étaient ici que la traduction matérielle d’un sentiment légitime en soi : zèle politique ou galanterie. Larra, si tolérant pour la violence motivée, est en revanche impitoyable pour la violence gratuite. Il s’explique à merveille comment le peuple, faute d’un moyen légal de protester, a pu recourir au massacre ; mais il ne comprend pas que le gouvernement, qui avait à sa disposition des tribunaux, ait puni la violation des lois par une autre violation, c’est-à-dire, qu’il ait fait fusiller ou déporter sans jugement les principaux fauteurs des troubles. « Assassinats pour assassinats, puisqu’il en faut, s’écrie Larra dans son majestueux bon sens, je préfère encore l’assassinat par le peuple à l’assassinat par le gouvernement. » -Figaro ! Figaro ! le gouvernement serait-il par hasard de carton ?

Cet impassible procédé d’appréciation, il l’applique à tout. S’agit-il, par exemple, de l’exécution de la mère de Cabrera et de l’horrible boucherie de femmes qui s’ensuivit ; ce qui le frappe avant tout, ce n’est pas le côté atroce de cette hécatombe de crimes, c’est le côté inutile, absurde, niais, et sa raillerie, soyez-en sûr, pénétrera plus avant dans la fibre espagnole que ne pourrait le faire le sérieux le plus indigné.


«Il est toujours bon de remonter au principe des choses, au tronc plutôt qu’aux branches. Or, le principe de l’existence des factieux, c’est qu’il y a eu des mères pour les enfanter : Ergò, si l’on fait place nette des mères, que reste-t-il ? Les théologiens l’ont dit : Sublatà causa tollitur effectus. C’est dommage que le grand-père n’ait pas vécu encore ; car plus avant on extirpe, plus sûre est l’opération. Mais il a fallu nous contenter de la mère. Il est prouvé que, de même que la force de Samson était dans ses cheveux, le venin des factieux est