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on s’habillait de neuf le dimanche des rameaux ; et, à tout propos, c’était « monsieur mon père, » qui alors n’était pas appelé papa, avec les mains plus baisées que relique vieille, et visitant tous les coins et recoins, crainte que les fillettes, aidées de leur chacun, n’eussent aux mains quelque livre défendu. Je ne déciderai pas si cette éducation était meilleure ou pire que celle d’aujourd’hui ; je sais seulement qu’arrivèrent les Français, et comme cette éducation, bonne ou mauvaise, ne reposait pas en ma sœur sur des principes certains, mais seulement sur la routine et sur l’oppression domestique de ces terribles pères d’autrefois, elle n’eut pas à fréquenter long-temps quelques officiers de la garde impériale pour s’apercevoir que, si une telle façon de vivre était simple et réglée, ce n’était pas la plus amusante. Qui nous persuadera, en effet, que nous devons passer mal cette courte vie, pouvant la passer mieux ? Ma sœur s’éprit des mœurs françaises, et dès ce moment le pain ne fut plus pain, ni le vin vin : elle se maria, et suivant, dans la fameuse journée de Vitoria, la fortune du borgne Pepe Bouteille[1], qui avait deux très beaux yeux et ne buvait jamais de vin, elle émigra en France.

« Je n’ai pas besoin de dire que ma sœur adopta les idées du siècle ; mais comme cette seconde éducation avait d’aussi mauvais ciment que la première, et comme il est dit que notre débile humanité ne saura jamais s’arrêter à un moyen terme, elle passa de l’Année chrétienne à Pigault-Lebrun et planta là messes et dévotions, sans plus savoir pourquoi elle les laissait qu’elle n’avait su jadis pourquoi elle les prenait. Elle prétendit que l’enfant devait être élevé comme il faut, qu’il pouvait lire sans ordre ni méthode tout ce qui lui tomberait dans les mains, et mille autres propos sur l’ignorance et le fanatisme, sur les lumières et la civilisation, ajoutant que la religion était une convention sociale où les imbéciles seuls entraient de bonne foi, et de laquelle l’enfant n’avait pas besoin pour se maintenir en bonne santé ; que père et mère étaient mots de brutes, et que papa et maman devaient être tutoyés, attendu qu’il n’y a pas d’amitié égale à celle qui unit les pères et les enfans (sauf certains secrets que les seconds auront toujours pour les premiers et quelques taloches que donneront toujours les premiers aux seconds) : toutes vérités dont ma sœur s’engoua autant et plus que de celles du siècle passé, parce que chaque siècle a ses vérités comme chaque homme a son visage.

« On devine que l’enfant, qui s’appelait Auguste, car tout a vieilli chez nous, jusqu’aux noms du calendrier, devint un garçon sans préjugés, vu que l’horreur des préjugés est le premier préjugé de ce siècle. Il but, compila, mélangea ; il fut superficiel, présomptueux, orgueilleux, entêté, et ne laissa pas de prendre un peu plus de bride qu’on ne lui en avait lâché. Mon beau-frère mourut, je ne sais à quel propos, et Auguste revint en Espagne avec ma sœur, toute stupéfaite de voir quelles brutes nous faisions, nous tous qui n’avions pas eu comme elle le bonheur d’émigrer, et nous apprenant, entre autres nouvelles certaines, comme quoi il n’y a pas de Dieu, ce qu’on savait en France de très bonne source… »

Je passe le dénoûment et la moralité. Si Larra avait suivi le groupe afrancesado dans ses transformations successives, il nous eût montré

  1. Sobriquets donnés au roi Joseph.