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« Antoñito (le petit Antoine) va bien. On lui a donné le brevet de capitaine avec solde et le reste, pour les mérites de son père, qui sert depuis plus de quatre ans sa majesté au traitement de 40,000 réaux : c’est pour ces mérites qu’on a fait cette faveur à l’enfant. Je voudrais que tu visses quel gentil petit singe cela fait avec ses petites épaulettes et son petit joujou d’épée. Que veux-tu ? A cet âge ! huit ans ! Il nous emplit la maison de cocottes de papier ; il dit que ce sont les ennemis, il leur coupe la tête, et c’est à rire que riras-tu du matin au soir. Qu’un valet se fasse attendre, il le bâtonne, ce qui nous divertit beaucoup, et jamais il n’oublie de lui dire qu’il a je ne sais combien de mille réaux de traitement. Sa mère le mange de baisers. Il faut te dire que monsieur le capitaine est déjà au catéchisme et fort avancé dans la grammaire, d’où nous inférons tous que ce sera un grand militaire.

«  L’oncle Miguel est, lui aussi, aux anges, car on ne l’a fait rien moins que lieutenant. Il est vrai de dire qu’il comptait quarante-deux ans de service, qu’il a assisté à toutes les affaires importantes de ce temps-ci, qu’il a été fait deux fois prisonnier, qu’il a dix-sept blessures et un œil de moins ; mais qu’est cela à côté d’une lieutenance ? Le fait est qu’on a déjà pensé à lui, et qu’il ne se tient pas de joie. Il cherche à passer dans le régiment où Antoñito est capitaine, rien que pour être auprès de lui. Des parens ! tu conçois. Comme il l’aime tant, il nous répète que, tout lieutenant qu’il est, il lui apprendrait de grand cœur l’état de capitaine. On ne peut nier que Miguel ne soit une excellente ame. Le marmot est si jeune, qu’il pourrait toujours gagner çà et là quelque chose aux leçons de son oncle. »

Les Miguel sont, bien entendu, la minorité dans l’armée espagnole ; c’est parmi les officiers de naissance que se recrute la majeure partie des états-majors. Tel naît sous-lieutenant, tel capitaine, tel autre colonel, et ces espoirs de la patrie prennent avec le sein de la nourrice leur rang d’ancienneté. Chez nous du moins, à l’époque où le nom donnait droit à l’épaulette, l’épée était héréditaire, l’esprit militaire se transmettait de père en fils avec l’orgueil de famille : en Espagne, l’employé civil confère à son fils la noblesse militaire, et l’instruction supplée rarement à la tradition dans un pays où l’on passe assez légèrement sur les garanties d’aptitude pour que personne, hormis Larra peut-être, n’ait souri d’un décret qui assimilait, au profit des étudians en droit ou en médecine, une campagne à quatre inscriptions. Les palliatifs apportés dans la pratique à ces abus sont parfois pires que le mal. A part de rares exceptions, nos colonels imberbes débutent dans le service actif par les fonctions inférieures de l’état-major, mais en conservant leur titre et leur rang d’ancienneté, de sorte que le sous-lieutenant de fait est souvent le supérieur de droit de son capitaine, si celui-ci a conquis son grade à la pointe de l’épée. On eût pris à tâche d’organiser l’indiscipline qu’on n’aurait pas mieux réussi. Faut-il donc s’étonner que l’armée, ordinairement passive ou neutre dans les convulsions intestines des révolutions, apparaisse, en Espagne, à la tête de tous les mouvemens insurrectionnels ?