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jeux, les goûts et les parures. On lui fit venir l’envie d’avoir aussi, comme le roi, une troupe de comédiens, et celle de Molière fut admise à faire son essai « devant leurs majestés et toute la cour sur un théâtre que le roi avait fait dresser dans la salle des gardes du vieux Louvre. » Cet événement, d’une si grande suite pour la gloire de notre pays, eut lieu le 24 octobre 1658, l’avant-veille du jour où le roi allait partir pour un voyage qui dura trois mois ; mais il est certain que l’apparition des nouveaux comédiens ne fut pas signalée hors de la noble enceinte où ils figurèrent : le bruit n’en vint pas même jusqu’à Loret, et la gazette en prose, qui avait eu soin d’apprendre au public que le roi était allé visiter (16 octobre) une baleine amenée du pays basque à Chaillot, ne dit pas un seul mot de Molière et de ses acteurs. On sait, du reste, que la pièce jouée par eux fut le Nicomède de Corneille l’aîné, et que Molière eut l’heureuse idée d’achever le spectacle par « un de ces petits divertissemens qui lui avaient acquis quelque réputation et dont il régalait les provinces. » Le Docteur amnoureux, farce en un acte, choisie dans le nombre de cinq ou six du même genre, à peine écrites sans doute, et dont la mémoire des comédiens était chargée, fit rire aux éclats l’illustre assemblée, et c’est peut-être là ce qui nous a valu tant de chefs-d’œuvre. La troupe de Molière y gagna l’honneur de s’appeler désormais dans Paris la « troupe de Monsieur, frère unique du roi. »

Trente-six heures après ce début, il n’y avait plus rien de la cour à Paris. Restait la ville, mais occupée de bien autre chose, car elle avait la baleine, et elle attendait, du même lieu d’où arrivait Molière, de Rouen, un objet bien plus digne de sa curiosité, un géant, que deux valets de pied du roi avaient permission de montrer pour quinze sous au bout du Pont-Neuf. Le nouveau chef de troupe s’établit sans fracas dans le droit qu’on lui avait accordé. Depuis quelques années, les comédiens italiens du sieur Torelli avaient obtenu de donner leurs représentations dans la salle inoccupée du Petit-Bourbon. Comme ils ne jouaient pas tous les jours, Molière eut permission d’alterner avec eux, et, sans perdre de temps, dix jours après avoir joué devant le roi, dans Paris dépeuplé de princes et de seigneurs, devant le public vulgaire qui pouvait être attiré par un troisième Théâtre-Français, Molière fit paraître, non plus seulement le comédien débitant un rôle, mais l’auteur représentant son œuvre, Mascarille dans l’Étourdi (3 novembre). Le Dépit amoureux vint ensuite, et chaque soir aussi, sans doute, quelqu’une de ces petites comédies plaisantes dont un échantillon avait si bien réussi. Tout cela s’était fait néanmoins sans beaucoup de retentissement, lorsqu’enfin la cour revint de Lyon, où le roi était allé chercher pour femme une fille de Savoie, et où on était venu lui offrir l’infante d’Espagne avec la paix. Le retour eut lieu le 28 janvier 1659. Le 12 du mois suivant, le jeune patron de la nouvelle troupe voulut visiter chez eux ses comédiens, et Molière put enfin se voir désigné, non pas encore par son nom, dans une feuille imprimée à Paris. Voici ce qu’écrivait Loret le 15 février 1659 :

De notre roi le frère unique
Alla voir un sujet comique
A l’hôtel du Petit-Bourbon,
Mercredi, que l’on trouva bon,
Que les comédiens jouèrent,
Et que les spectateurs louèrent.