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ces pseudonymes euphoniques des noms plus ou moins vulgaires de bons bourgeois et d’honnêtes gentilshommes qu’ils avaient apportés en venant au monde bien heureux encore lorsque l’habitude de représenter dans la farce un personnage ridicule, accepté du public et sans cesse reproduit sous la même appellation, avec le même caractère et le même habit, ne leur imposait pas, pour tous les actes de leur vie, le sobriquet de leur rôle, comme il arriva aux Turlupin, aux Jodelet, comme il serait peut-être arrivé à Molière lui-même, s’il fût resté plus long-temps Mascarille ou Sganarelle. Quant au motif qui lui fit choisir ce nom parmi tant d’autres qu’il pouvait emprunter ou composer, personne ne l’a su, et, grace à Dieu, on n’a pas cherché à le savoir, ce qui nous a probablement épargné encore quelque sottise. Grimarest, que l’occasion aurait pu tenter, a tenu bon cette fois et se contente de dire que « jamais Molière ne voulut dire la raison de ce choix, même à ses meilleurs amis. » Pour le nom en lui-même, il avait bien les conditions de l’emploi auquel on le destinait ; il sonnait agréablement à l’oreille et se plaçait sans peine dans la mémoire. Il appartenait et il appartient encore à huit ou dix villages de France, parmi lesquels il y avait eu des seigneuries. Il avait été récemment porté, non sans gloire, par l’auteur de deux romans avant pour titre, l’un la Semaine amoureuse, l’autre Polixéne, dont le dernier surtout avait obtenu tous les honneurs réservés à ces sortes d’ouvrages, plusieurs éditions et des suites posthumes de différentes mains. En 1640, Antoine Oudin signalait parmi les bons livres quatre romans : l’Astrée, Polexandre, Ariane et Polixène ; en 1646, justement au temps où nous sommes, le sieur de Molière, mort depuis une vingtaine d’années, était si bien un écrivain de renom, que Puget de la Serre donnait, dans son Secrétaire à la mode, comme exemple de style, une lettre de cet auteur avec celles de Malherbe, des du Perron et des du Vair. Il faut dire en passant que Voltaire, par une de ces étourderies dont il était trop coutumier, a pris Polixène pour une tragédie, et lui a donné pour auteur un second Molière qu’il fait comédien. Dans la vérité, nous ne connaissons avant notre grand comique qu’un sieur de Molière qui ait eu de la réputation ; mais ce qui est beaucoup plus singulier, c’est que, dans le même temps où Jean-Baptiste Poquelin venait de prendre à Paris et portait dans une troupe de comédiens de campagne ce nom d’un auteur de romans presque contemporain, il y avait réellement un autre sieur de Molière, non pas obscurément perdu dans la foule, mais d’une incontestable notoriété, un de ces hommes dont il n’est pas permis d’ignorer l’existence, un musicien, un docteur ! Ce Molière-là, employé constamment dans les plus célèbres divertissemens de la cour, avait une fille douée des mêmes talens, de sorte que la rencontre de ces deux noms dans les ballets du roi, de 1654 à 1657, a trompé de nos jours un grave historien, prompt dans ses recherches, qui avait cru avoir mis le doigt sur notre Molière et sur sa femme. Au sujet de ce troisième Molière, nous ne citerons qu’un passage du gazetier en vers, Jean Loret, le précieux témoin des petites choses de ce temps ; il s’agit de la réception faite à la reine Christine, en 1656, dans le château de Chante-Merle, près d’Essonne :

Le lendemain, à son réveil,
Hesselin, esprit sans pareil,
Pour mieux féliciter sans cesse
Sa noble et glorieuse hôtesse,