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existe, moi seul ; en dehors de moi, je ne connais rien et ne crois à rien. Croire au genre humain, c’est croire à une abstraction, à quelque chose au-dessus de l’homme, c’est retourner à la transcendance. C’en est fait, voilà le grand mot lâché. Quand l’école hégélienne accuse quelqu’un de transcendance, c’est le coup de foudre parti du Vatican, c’est la bulle vengeresse qui excommunie l’hérétique. Les partis, en 93, accusaient leurs ennemis de tendre à la dictature et s’envoyaient à l’échafaud ; dans le 93 de la philosophie allemande, les décrets d’accusation ont conservé toute la dignité scolastique : c’est la transcendance qui est le grand crime. Il n’y a pas d’injure, il n’y a pas d’imputation odieuse qui soit plus redoutable et plus déshonorante que celle-là. Qu’en dites-vous ? le drame se complique ; Danton et Camille Desmoulins sont décrétés d’accusation, M. Feuerbach et M. Ruge sont convaincus de transcendance ; c’est M. Stirner qui triomphe. Et, en vérité, je crois que M. Stirner a raison, je crois très fermement que M. Feuerbach et M. Arnold Ruge sont coupables, qu’ils reviennent à la transcendance, qu’ils admettent en dehors de l’individu une puissance supérieure dont celui-ci dépend. On ne s’arrête pas sur la pente de ces abîmes : ou bien revenez à la croyance universelle, reconnaissez au-dessus de l’homme l’humanité, au-dessus de l’humanité le Créateur, au-delà du fini l’infini avec ses splendeurs et ses mystères ; ou bien, si votre dialectique insensée vous enchaîne, suivez jusqu’au bout votre voie ténébreuse et proclamez avec M. Stirner que l’individu existe seul. M. Stirner est conséquent, et c’est par là qu’il vous renverse. Il est dans le vrai quand il lance contre vous cette terrible accusation qui vous déconcerte, et, pour moi, sans hésiter, je vote avec lui.

Voyez plutôt quelle logique, quelle netteté, quelle assurance imperturbable chez M. Max Stirner ! Ce n’est pas lui que le cœur vient troubler dans l’enchaînement rigoureux de ses doctrines. Heureux homme ! il n’a point de scrupules, point d’hésitation, nul remords. Jamais dialecticien n’a été mieux défendu par la sécheresse de sa nature. Sa plume même ne tremble pas ; elle est élégante sans affectation, gracieuse sans parti pris. Là où un autre serait agité, il sourit naturellement. L’athéisme lui est suspect, comme trop religieux encore ; compléter l’athéisme par l’égoïsme, voilà la tâche qu’il remplit, et avec quelle aisance, avec quelle tranquillité d’ame !

Il commence par indiquer nettement le but qu’il veut atteindre. La philosophie du XIXe siècle, la dialectique de M. Feuerbach, a très bien aperçu le but de la science nouvelle, qui est de supprimer la transcendance, c’est-à-dire de ruiner ce pouvoir imaginaire auquel se soumettait le monde. Ce pouvoir, dans l’état actuel des idées, quel est-il ? C’est le christianisme. Bruno Bauer et Feuerbach ont donc vaillamment compris