Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/262

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Celui qui se chargea de le détrôner à son tour fut M. Feuerbach, le dialecticien le plus subtil et l’un des plus intrépides novateurs de la morne philosophie allemande. Bruno Bauer, s’il faut en croire M. Feuerbach, a détruit la théologie, mais c’est en théologien qu’il l’a détruite. Son athéisme a quelque chose de fanatique et de superstitieux. Bruno Bauer est le dernier des théologiens, et l’on sent qu’il se débat encore dans les entraves de cette théologie qu’il renverse. Or, rien n’est fait, pense M. Feuerbach, tant qu’on n’est pas hors de cette science maudite. Sortons-en donc. Ne demandons pas, comme Strauss, quelle est l’origine du mythe de Jésus, ni, comme Bruno Bauer, quelles furent les préoccupations, les passions, les impostures nécessaires de l’esprit sacerdotal. Laissons là cette théologie stérile, et posons franchement le problème : Qu’est-ce que la religion ? comment l’idée de Dieu naît-elle dans l’homme ? Ce n’est point assez de savoir que la religion chrétienne est morte ; se peut-il qu’il y en ait jamais une autre ? Voilà la grande affaire. Cette discussion, très longue et très subtile, conduit M. Feuerbach à affirmer que la religion n’est autre chose que l’ensemble de nos instincts les plus élevés prenant un corps et devenant un système. Ce n’est pas Dieu qui a créé l’homme, c’est l’homme qui a créé Dieu. L’homme a détaché, pour ainsi dire, la plus noble partie de son ame ; il lui a attribué naïvement une existence distincte, et l’a nommée tour à tour Brahma, Jupiter, Jéhova, Jésus. En adorant Dieu depuis six mille ans, l’homme est dupe d’une illusion sublime : il s’est dépouillé au profit d’un être imaginaire. Cette faculté que possède l’homme de se dépouiller ainsi et de s’adorer lui-même est une des facultés les plus hautes, celle qui met le plus d’intervalle entre l’homme et la brute ; mais, pour que cette faculté fût féconde, il faudrait que l’homme religieux sût bien que c’est lui qu’il adore. Il ne le sait pas, et de cette ignorance où il est résultent des conséquences pernicieuses ; car, en se dépouillant pour réaliser une création chimérique de la pensée, il se réduit lui-même à n’être qu’une moitié d’homme, un homme mutilé, un monstre, un non être, Unwesen. De là tous les vices, tous les désordres de chaque religion ; de là l’orgueil, le fanatisme, la haine. Que faire pour mettre un terme à tant d’erreurs ? Rétablir l’unité de l’homme que l’homme a brisée sans le savoir, restituer au genre humain ce que le genre humain donnait à un être fantastique. Nous ne détruisons pas le dogme, dit M. Feuerbach, nous l’expliquons, et par là nous lui rendons sa valeur vraie. L’esprit humain a dit partout : Il y a un dieu ! Nous ne repoussons pas cette vérité ; oui, il y a un dieu, mais quel est ce dieu ? Trompé par l’excellence de son être, l’homme a pris ses idées pures, sa raison, pour une essence supérieure qu’il a appelée Dieu, et à qui il a prodigué de siècle en siècle ses meilleurs trésors. Chaque religion nouvelle n’était que le développement de sa propre nature, et c’était toujours