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à son ami ce beau système social dont les éditeurs ne veulent pas, et qu’il lui dépeint les félicités futures de l’humanité régénérée :

Le monde sera propre et net comme une écuelle,
L’humanitairerie en fera sa gamelle.

L’humanitairerie ! voilà la traduction exacte de l’humanismus de M. Ruge. Hélas ! tout cela est plus triste que bouffon, et, malgré tant de sujets de gaieté, l’impression de ce livre est singulièrement pénible. Il est trop évident, en effet, que l’auteur n’est pas libre, qu’il n’est plus maître de lui-même, que cette ferme intelligence, si active hier et si vaillante, est en ce moment troublée et jetée hors de ses voies. Complication bizarre ! ce grand prédicateur de l’humanismus est très souvent l’ennemi déclaré des socialistes. Il occupe la limite étroite qui sépare la jeune école hégélienne et toutes les sectes du socialisme moderne. Beaucoup de ses amis ont franchi le Rubicon ; pour lui, il ne sait que faire, il va d’une rive à l’autre et se bat tour à tour avec deux armées. Tantôt un noble instinct philosophique se révolte en lui contre la vulgarité des sectes nouvelles, et, comme fait ici M. de Lamennais, M. Ruge signale nettement les conséquences désastreuses de leurs grossière théories ; tantôt la crainte d’être dépassé, le désappointement, l’orgueil malade, font chanceler cet esprit inquiet et lui arrachent des concessions inattendues. Son livre, écrit avec un talent très alerte, est un amas de contradictions pénibles. Intelligence troublée, déchirée, M. Ruge est pour le spectateur réfléchi un triste et curieux sujet d’étude ; il porte en lui toute la confusion de la nouvelle philosophie hégélienne.

Un mot encore avant de fermer ce livre. Toutes les discussions de M. Arnold Ruge, toutes ses dissertations sur des sujets très divers, aboutissent à un seul enseignement, l’humanismus. Rien de mieux ; mais les argumens qu’il emploie contre l’amour de la patrie ne frappent-ils pas également cet amour de l’humanité dont il attend des merveilles ? Si la patrie est une religion, c’est-à-dire, selon M. Ruge, une chose mauvaise et condamnable, le dogme de la fraternité des hommes n’est-il pas un dogme très religieux aussi ? Si l’amour de la patrie est un sentiment hypocrite et une vertu impossible, parce que, selon les nouveaux hégéliens, l’amour a horreur des abstractions et veut des réalités vivantes, l’amour du genre humain n’est-il pas condamné plus rigoureusement encore par ce noble système ? Quoi ! vous ne vous apercevez pas que vous empruntez aux scolastiques les plus barbares un nominalisme grossier et que vos erreurs se retournent contre vous-même ? M. Arnold Ruge est trop ému, trop agité, pour tirer une conclusion logique : ne le pressons pas. Quelque autre, soyez-en sûr, s’emparera des conséquences de sa pensée et les développera jusqu’au bout. Sur ce terrain les choses vont vite