Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/251

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

œuvres les plus opposées, et, si le grand dogme de la fraternité humaine et de la solidarité de tous les temps doit se réaliser un jour, ce sera la gloire de notre siècle d’avoir contribué plus qu’aucun autre à cette réconciliation universelle. M. Arnold Ruge ne pense pas ainsi. Il est moins généreux, moins large que ne l’était l’esprit nécessairement exclusif de nos aïeux ; il diminue le programme de Voltaire. Trois époques seulement, Athènes, Rome, la révolution, voilà l’histoire du monde.

Cette parole est grave : M. Ruge nous apprend par là qu’il a rompu résolûment avec l’inspiration de son maître. Une chose vraiment belle dans la philosophie de Hegel, c’est l’intelligence qu’il a eue de la continuité des révolutions humaines. Phénomène bizarre ! ce puissant architecte d’abstractions a possédé plus que personne le profond instinct de la vie. Nul n’a senti comme lui le mouvement de l’humanité, le développement progressif des idées et des institutions. Ces théories, qui sont aujourd’hui dans le domaine commun, étaient nouvelles il y a quarante ans. Même après Vico, le mouvement était absent de l’histoire ; Herder et Montesquieu s’en passent ; la meilleure gloire de Hegel, c’est peut-être d’avoir scientifiquement établi cette marche non interrompue de ce qu’il appelle l’esprit du monde, der Weltgeist. Je ne dis pas que le célèbre penseur de Berlin ait accompli la philosophie de l’histoire, qu’il ait trouvé la loi du développement de l’humanité : non, certes, il s’en faut bien ; mais l’idée même de ce développement, le sentiment de cette marche incessante, n’ont été établis par personne avec la même autorité. D’après ce système, et c’est là une belle conséquence, il n’y a plus d’époques historiques sans valeur, il n’y a plus ni déserts ni landes dans la série des âges. Cette théorie gouverne aujourd’hui toute l’histoire, l’histoire politique, l’histoire des lettres et des arts ; elle a été appliquée et rectifiée sur tous les points ; ce qu’il y avait de trop impérieux, de trop fatal dans l’enchaînement logique décrit par Hegel a disparu chez nos historiens pour laisser place au jeu des volontés particulières et concilier le plan divin avec la liberté de l’homme. Avec cette correction indispensable, la pensée de Hegel est présente au fond de tous les travaux historiques de la France actuelle, et c’est un fait assez digne de remarque dans un pays qui, au siècle dernier, avait mis l’histoire générale en poussière et nié avec une éclatante ironie l’enchaînement des époques. Cette philosophie de l’histoire, à la fois si amusante et si triste, que Voltaire attribue à l’abbé Bazin, et la Philosophie de l’histoire de Hegel, écrites à quarante ans de distance, sont séparées par un intervalle énorme. D’un pôle à l’autre, la distance est moins longue. Ce que l’abbé Bazin appelle philosophie de l’histoire n’est autre chose qu’un réquisitoire d’une gaieté impitoyable contre la pauvre espèce humaine. Pour l’abbé Bazin et pour Voltaire, il s’agit de prouver que l’humanité