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a été, depuis une dizaine d’années, un ardent foyer de doctrines ténébreuses et de passions anti-sociales, si la philosophie est descendue des idéales régions pour abaisser la raison dans un matérialisme éhonté, ce n’est pas la science toute seule qui est responsable de ces folies ; j’en accuserai plutôt la politique. Le contraste était trop douloureux entre l’exaltation des intelligences émancipées et l’entêtement des royautés absolues. La pensée étouffait ; elle fut frappée de délire. Je ne saurais expliquer autrement les extravagances grossières, les brutales violences philosophiques qui ont affligé le pays de Leibnitz et de Kant. Ces violences ne sont pas terminées, elles durent encore, elles dureront aussi long-temps que les abus d’où elles sont nées. Le meilleur moyen d’arrêter les théories perverses qui s’emportent dans l’ombre, c’est de donner aux esprits la complète lumière de la vie publique. Si l’on ne régularise une société où s’agitent tant de mouvemens divers, si l’on n’ouvre les issues, si l’on ne trace les voies, si enfin l’on ne fait pas toute sa part à l’esprit nouveau, ne vous étonnez pas que son exaltation, devenue fiévreuse, aboutisse à des fureurs inouies. Qu’on y réfléchisse bien : les plus généreuses natures succomberont quelquefois aux atteintes du fléau. Comme elles auront senti plus vivement le contraste que je viens de signaler et l’oppression de la pensée publique, elles seront plus facilement aussi entraînées vers ces doctrines abominables qui sont comme le désespoir de l’intelligence. On ne sait pas assez combien de forces actives sont perdues pour l’Allemagne ; nous voudrions en signaler quelques exemples et faire soupçonner la grandeur du mal. Ne sera-ce pas montrer, par des argumens terribles, l’urgence de ces réformes politiques sans cesse promises et sans cesse ajournées ? Qu’on veuille donc bien nous pardonner la nudité de ce tableau. Il ne s’agit pas seulement ici de dénoncer des aberrations trop humiliantes pour la dignité de la philosophie ; c’est l’intérêt même des gouvernemens de l’Allemagne, de la Prusse particulièrement, qui est en cause, et c’est à eux qu’il faut demander, au nom de la science et de la liberté, si une situation qui engendre de telles misères n’est pas condamnée sans retour.


I.

Quand M. Arnold Ruge quitta l’Allemagne en lui jetant la malédiction irritée que je traduisais tout à l’heure, c’est en France qu’il chercha un refuge pour sa libre pensée. Écrivain généreux, fondateur d’un journal qui a rendu de véritables services à l’esprit public, M. Ruge aimait passionnément sa patrie. Les Annales de Halle, et plus tard les Annales allemandes, ont leur place marquée dans l’histoire littéraire et politique de l’Allemagne contemporaine. J’ai eu plus d’une fois l’occasion d’en