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et l’auteur injurier avec un tel mépris cette langue qu’il parle si bien, cette science de Hegel dont il a été un des jeunes maîtres, cette patrie enfin, cette mère patrie qu’on a le droit d’avertir, mais qu’il n’est jamais permis d’outrager ?

Tandis qu’il déraisonne avec passion (ce sera un jour son excuse), l’extrémité gauche de l’école commence à divaguer de son côté avec un sang-froid lugubre, avec une logique de glace. Il n’est pas question des doctrines de Strauss, ce girondin resté depuis long-temps en arrière ; il ne s’agit pas même de Bruno Bauer et de Feuerbach, fougueux et subtils tribuns qu’il semblait impossible de dépasser : Bruno Bauer et Feuerbach sont convaincus aujourd’hui de superstition et de pusillanimité. En vain ont-ils prêché ouvertement l’athéisme, ce ne sont plus que des modérés, des esprits timides, accusés d’enchaîner encore l’humanité dans des liens qui lui pèsent. Aujourd’hui, le dernier terme de l’audace a été atteint, et la foi définitive de la révolution philosophique est trouvée ; le docteur à qui appartient cette découverte s’appelle Max Stirner. Feuerbach avait conservé une dernière croyance, il croyait au genre humain ; s’il anéantissait la Divinité, il la remplaçait par l’homme ; homo homini Deus, c’était là son Credo. Or, ce symbole est trop tyrannique encore ; il faut effacer l’ombre même de la Divinité, d’une divinité extérieure, étrangère à l’individu, et qui pourrait lui imposer un devoir, lui demander un sacrifice. Renversons cette dernière idole, cessons de croire au genre humain ; en dehors de l’individu rien n’existe ; homo sibi Deus, pas un mot de plus, voilà l’exacte et suprême formule de la vérité. Tout cela est discuté logiquement, logiquement exposé, avec une intrépidité cynique et une froide résolution qui épouvantent. Spectacle vraiment sinistre qui veut être examiné de près, car c’est là désormais la crise où se débat l’école hégélienne, et cette situation s’exprime dans ces deux hommes avec une netteté singulière : celui-ci irrité, passionné, sincère dans son aveugle emportement ; celui-là froid, hautain, logicien sans entrailles, sûr de sa triste victoire, et qui régnera demain sur les ruines de toute une école !

On doit toujours s’enquérir avidement de ce que devient une puissante école philosophique, et les destinées du système de Hegel ont un droit sérieux à notre attention ; ce qui me touche le plus cependant, c’est l’intérêt inattendu, c’est l’importance décisive que ce sujet emprunte à la situation actuelle. L’ouverture des états-généraux de Berlin, l’attitude bizarre du monarque en face des députés du peuple, le discours extraordinaire qui a expliqué les lettres patentes du 3 février, la direction donnée aux débats, tous ces faits sont graves et ne peuvent exercer une médiocre influence sur les partis extrêmes. Personne n’ignore quelles sont en Allemagne les relations de la philosophie et de la politique, combien elles se tiennent et se pénètrent mutuellement. Si l’Allemagne