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langues, on confond volontiers.[1] Cette dénomination ne peut provenir de la teinte des eaux du fleuve, plutôt jaune que noire ou bleue. Je crois donc plutôt y voir une allusion à la couleur des habitans d’une partie de ses rives, qui étaient noirs, ainsi qu’on a nommé Niger un autre fleuve, parce qu’il coule à travers le pays des nègres. L’étendue que couvrent les eaux du Nil débordé lui a fait donner le nom de mer par les Grecs[2] et par les Arabes.[3] Le Nil, que les Arabes appellent aussi le fleuve saint, le fleuve béni, par lequel on jure encore aujourd’hui, le Nil a été divinisé par les anciens Égyptiens. L’écriture hiéroglyphique et les bas-reliefs ont fait connaître deux personnages divins : le Nil supérieur et le Nil inférieur. Ils sont représentés par deux figures à mamelles, qui portent sur leur tête les insignes, l’une de la haute, l’autre de la basse Égypte. Je crois important de remarquer à cette occasion qu’on a beaucoup exagéré l’importance du rôle que jouait le Nil dans la mythologie. Bien que partant de points de vue très différens, les savans français et les mythologues allemands se sont accordés pour faire du Nil le centre de la religion égyptienne. Les monumens ne confirment point cette opinion. Dans les temps les plus anciens, le Nil est très rarement associé aux grands dieux Ammon, Osiris, Phta, et ne figure avec eux qu’exceptionnellement. C’est seulement à des époques plus récentes que le Nil paraît avoir tenu une grande place dans le culte. Ceux qui parlent des hommages qu’on lui rendait et des fêtes célébrées en son honneur sont des écrivains d’une date peu reculée, des rhéteurs savans comme Plutarque, des rhéteurs frivoles comme Aristide et Aristenète, des pères de l’église comme saint Grégoire de Nazianze. C’est à son dernier âge qu’une religion devient allégorique et utilitaire ; alors on adore les personnifications d’un fleuve, d’une contrée, d’une ville, on rend grace de la fertilité du sol aux eaux qui l’ont fécondé. Dans les temps antiques, la religion est quelque chose de plus général et de moins positif. On ne personnifie pas tant les objets naturels que les forces de la nature. Ce que l’on adore avant tout, ce n’est

  1. Par exemple, dans les langues du Nord. Le surnom d’Harold à la dent bleue, roi de Norvége, pourrait plus justement se traduire par à la dent noire. Le bleu est la couleur d’Héla, déesse de la mort. Je crois avoir remarqué que les dieux égyptiens, quand ils jouent un rôle infernal, sont tantôt noirs et tantôt bleus. Le bleu est alors employé au lieu du noir, comme exprimant la même idée d’une façon moins triste par une sorte d’euphonie, et, si j’ose ainsi parier, un euphémisme de couleur.
  2. Okeanos.
  3. Bahr.