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Assurément, s’il y avait, dans tout le répertoire de Schiller, un drame qu’il convînt de laisser en repos, c’était celui d’Amour et intrigue. Ce drame a déjà été traduit deux ou trois fois, au boulevard, au Théâtre-Français, à l’Odéon ; en outre, il appartient à ce que j’appellerai la mauvaise manière de Schiller : ce grand poète, dans quelques-uns de ses premiers ouvrages, s’est surtout inspiré de cette métaphysique anti-sociale, résultat attrayant et dangereux de la philosophie du XVIIIe siècle commentée par la rêverie allemande. On comprend que ces idées d’émancipation, de révolte intellectuelle, répandues, comme des germes féconds, dans des esprits inquiets, romanesques, s’éveillant aux premières lueurs de la poésie moderne, devaient produire ces types singuliers, ces inventions maladives où les hiérarchies et les lois sociales sont sacrifiées à un idéal de vertu, d’amour et de grandeur, plus facile à rêver qu’à définir. C’est ainsi que, dans les Brigands, Charles Moor, en haine de la société, se fait voleur de grands chemins. Dans Intrigue et Amour, Schiller n’est pas allé aussi loin ; il s’est contenté de peindre une passion loyale et sincère, contrastant, par ses poétiques ivresses, avec les infamies et les misères d’une société corrompue. Seulement, pour rendre l’antithèse plus frappante, il a fait de ses deux amans des êtres extatiques, que leur amour environne d’une atmosphère sereine, éthérée, inaccessible aux bruits du monde, aux ames souillées qui s’agitent autour d’eux. Sans doute, cette opposition ne manque pas de grandeur ; cette lutte de l’idéal contre les intérêts positifs, de la passion romanesque contre l’ambition et la scélératesse, pouvait tenter un poète ; mais, plus énergique qu’habile et forcé d’écrire une tragédie bourgeoise, Schiller est descendu à des moyens de mélodrame, qui, dans la traduction, sont devenus tout-à-fait intolérables. Remarquez, en effet, que les scènes empruntées à l’histoire ou celles qu’agrandit et généralise l’élévation du sujet et des caractères sont bien plus faciles à transporter d’une langue dans une autre que ces drames domestiques où se reflètent, d’une façon plus particulière, les mœurs et la physionomie d’un peuple. Guillaume Tell, Hamlet, sont de tous les temps, de tous les pays, parce que le patriotisme et la rêverie, personnifiés dans ces types sublimes, échappent aux conditions restreintes de localité, et finissent par appartenir à l’humanité tout entière ; mais Ferdinand et Louise ! le musicien Miller et le secrétaire Wurm ! ôtez-leur leur tournure germanique, ôtez-leur cette teinte vaporeuse et indécise que garde, dans presque toutes ses inventions, la littérature allemande ; faites-les comparaître devant un public français, sur notre théâtre, où tout est net, où l’esprit s’accroche sans cesse aux angles et aux saillies, et ils deviendront tout simplement des personnages de mélodrame ; les incidens auxquels ils sont mêlés, le dialogue qu’ils récitent, nous paraîtront tout aussi forcés et beaucoup plus gauche : ; que ceux qu’emploient, au boulevard, les maîtres du genre. La traduction de M. Alexandre Dumas fait encore mieux ressortir cet inconvénient : elle est, pour ainsi parler, grossièrement littérale, c’est-à-dire que le traducteur, pour s’épargner la réflexion et le travail, a négligé de modifier, d’approprier à notre goût les parties du drame qui devaient nécessairement nous choquer, et qu’en même temps, emporté par la précipitation de sa plume, il a dépouillé de tout caractère l’œuvre de Schiller, substituant à la noble prose du poète allemand un langage à la fois vulgaire et emphatique. Sous prétexte de colorer son style, de donner aux épanchemens amoureux de Ferdinand et de Louise plus d’exaltation et de poésie, il a fait le plus étrange