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conséquence de ces exhibitions fâcheuses, qui discréditent l’art en discréditant le succès.

Chose singulière ! ces tragédies, conçues et écrites d’après des formules vieillies, ont un point de ressemblance avec ces comédies d’une allure trop jeune ; il y manque aussi l’intelligence du mouvement réel, des véritables idées de notre époque. On y retrouve les illusions d’écrivains abusés par un faux point de vue, et cherchant encore la vie là où elle n’est pas. Souvent aussi le milieu où on a vécu tend à rendre la méprise plus complète. Ainsi un poète de province, un acteur tragique, sont tombés dans la même erreur : ils ont pris le cercle habituel de leurs prédilections ou de leurs études pour le champ des idées contemporaines, et l’atmosphère où ils vivent pour l’air que nous respirons. Ils ont cru pouvoir ressusciter, l’un les fantômes de ses soirées, l’autre les souvenirs de ses lectures, et, dans ce milieu factice, ils ont oublié le vrai monde, le monde des vivans, celui qui palpite et se meut sous le regard qui l’observe, sous la main qui l’interroge.

Nous devons, au sujet d’une de ces récentes tragédies, ajouter une remarque, c’est qu’il serait bon que les sociétaires du Théâtre-Français n’écrivissent pour ce théâtre qu’avec une extrême circonspection ; ils ont le dangereux honneur d’être à la fois un jury et une aristocratie, c’est-à-dire d’avoir des ennemis et des envieux. Ils doivent mettre d’autant plus de soin à ne jamais justifier les attaques, qu’ils sont plus souvent et plus injustement attaqués. Je sais qu’on peut me répondre par de glorieux exemples, et que plusieurs comédiens, à commencer par Molière, ne se sont pas trop mal tirés de leur double tâche d’acteurs-poètes ; aussi mon observation est-elle générale plutôt qu’absolue, et je me borne à constater que les tragédies comme celles dont je parle sont plus communes que les hommes comme Molière.

Au reste, il est plus facile d’écrire contre la Comédie-Française de pitoyables pamphlets, et de proposer un spécifique, à l’instar de MM. Josse et Guillaume, dans la première scène de l’Amour médecin, que de remédier d’une manière efficace à une situation fâcheuse. Croit-on que ce soit en faisant intervenir l’arithmétique dans la littérature, en chicanant sur les noms propres, en remplaçant, au gré de tous les caprices personnels, les acteurs anciens par de nouveaux acteurs qu’on parviendrait à dissiper le malaise qui existe ? Le rôle de la critique est de remuer non des chiffres, mais des idées. Parler de l’art en homme ; d’affaires, traiter les établissemens littéraires comme des entreprises industrielles, chercher à surprendre l’attention publique par la substitution du calcul au raisonnement, quelquefois même du scandale à la discussion, ce n’est qu’abaisser les lettres et donner à notre époque un triste spectacle de plus. Comment s’étonner d’ailleurs de voir se multiplier parmi nous ces témoignages de la haine impuissante ? Toutes les avenues intellectuelles sont obstruées par une foule avide qui se pousse, se presse, s’agite, et veut arriver, non pas en s’élevant jusqu’au but, mais en le faisant descendre à son niveau. Contre-sens bizarre et fatal ! les professions pour lesquelles il suffirait d’une certaine culture d’esprit et d’une aptitude médiocre n’offrent à cette multitude d’aspirans qu’un nombre limité de places ; une fois ces places prises, toute espérance est interdite ou ajournée. L’art, la littérature, cet exercice suprême des facultés de l’esprit, pour lequel il faudrait nue vocation spéciale et par conséquent fort rare, présente,