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cela aussi qu’a fait la France. Des deux réformes qu’on pouvait essayer, la plus aisée était peut-être encore la plus grande ; on ne le croirait pas aujourd’hui, mais il y a des temps où la petite politique est celle qui a le moins de chances. Tel était ce temps où une réforme était plus difficile qu’une révolution.

Être Turgot ou Lafayette, telle était donc alors l’alternative. L’événement a prononcé pour Lafayette, mais à quel prix ! Quand on juge de la révolution par ce qu’elle a coûté, par ce qu’elle a produit, les dissidences de ceux qui en ont écrit la tragique histoire ne s’expliquent que trop.

Les avortemens de réforme amenèrent donc l’enfantement de la révolution. Celle-ci, nécessaire à tant de titres, devait étonner et confondre ceux mêmes qui l’avaient voulue. Elle mit dans leurs mains une baguette d’une puissance terrible.

Presque tous les grands événemens ont été prévus, et jamais révolution n’a manqué de prophètes. Les ouvrages, les mémoires et les correspondances du XVIIIe siècle abondent en prédictions un peu vagues, mais affirmatives, de la catastrophe qui doit le terminer ; on pouvait donc s’y attendre, l’ayant tant annoncée. Et cependant, pour la plus grande gloire de la prudence humaine, la révolution française a surpris tout le monde et troublé jusqu’aux augures qui l’avaient lue dans l’avenir. Elle n’a trouvé personne qui fût préparé pour la recevoir, et moins que personne ceux qu’elle devait atteindre les premiers et qui la provoquaient en la redoutant. Rien n’est plus ordinaire ; les hommes qu’une calamité politique frappera sont prompts à la hâter. Qui avait plus craint l’événement de 1830 que ceux qui en ont été la cause ? qui avait jugé la monarchie plus en péril que ceux qui l’ont perdue ?

On était plus excusable d’être peu préparé aux événemens de 1789 ; les prédictions étaient si loin d’en déterminer la nature, d’en mesurer la puissance ! On savait bien que le ciel était à l’orage ; mais d’où viendrait le vent ? quelle en serait la force ? où tomberait la foudre ? Personne ne l’eût osé dire ; et ceux-là même qui semblaient pousser au redoutable dénoûment, ceux qu’on accuse ou qu’on loue de l’avoir amené, n’en auraient pas été les moins surpris. Les philosophes les plus hardis se rendaient bien mal compte de leur hardiesse. Diderot, à propos des Lettres d’un fermier de Pensylvanie, ouvrage publié dans les troubles de la révolution d’Amérique, écrit ces lignes : « On nous permet la lecture de ces choses-là, et l’on est étonné de nous trouver, au bout d’une dizaine d’années, d’autres hommes. Est-ce qu’on ne sent pas avec quelle facilité des ames un peu généreuses doivent boire ces principes et s’en enivrer. Ah ! mon ami, heureusement les tyrans sont encore plus imbéciles que méchans. Ils disparaissent ; les leçons des grands hommes fructifient, et l’esprit d’une nation s’agrandit. » Diderot est