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déviations. C’est pourtant une erreur, car c’est appliquer les habitudes d’une langue faite à une langue qui se fait. À ce titre, Homère aussi serait plein de barbarismes. A chaque instant, pour trouver la mesure de son vers, il change les longues en brèves, il modifie les terminaisons, il allonge les mots, il les raccourcit, il substitue une voyelle à une autre ; il n’est peut-être pas une seule des licences de nos vieux poètes dont on ne retrouvât l’équivalent dans l’Iliade et l’Odyssée, et encore n’avons-nous pas l’œuvre grecque dans son état primitif ; il ne reste de ces irrégularités que ce qui en a été conservé par la nécessité de la mesure, tout le reste s’effaçant à mesure que la langue changeait. Le cas du grec naissant et celui du français naissant s’expliquent l’un par l’autre. On s’est souvent demandé d’où venait la confusion des formes chez Homère. Dans l’explication qui a été donnée, on n’a pas suffisamment tenu compte de l’incertitude et, si je puis parler ainsi, de la mollesse des mots tant qu’ils sont à l’état naissant ; l’exemple de nos vieux poètes prouve qu’il a fréquemment modifié à son gré, suivant son oreille et sous la condition de rester compris, les formes de la langue qui était usuelle de son temps. On a accusé nos vieux poètes de barbarie, pour avoir souvent remanié les formes et les avoir accommodées au vers ; l’exemple d’Homère prouve que c’est non point une barbarie, mais une licence attachée aux origines des idiomes.

Un autre écrivain célèbre montrera qu’il n’y a là rien d’arbitraire et que tout dérive des conditions mêmes de l’instrument qui est mis en œuvre ; c’est Dante. Lui aussi, comme nos anciens poètes, se donne les licences les plus étendues et semble jouer avec la forme des mots. On trouve chez lui, tantôt pour la rime, tantôt pour la mesure, foro pour furono, soso pour suso, lome pour lume, vincia pour vincea ou vincera, vui pour voi, fenno ou fer pour fecero, offense pour offese, cherci pour chierici, parlasia pour paralisia, etc. On pourrait recueillir un nombre considérable de ces altérations, et elles formeraient un bon et curieux parallèle avec celles de nos auteurs. On ne lui fait aucun blâme de ces tortures auxquelles il a soumis les mots ; ses licences ne sont pas jugées des barbarismes, et elles n’ôtent rien à la très juste admiration qu’inspire son épopée. Mais il faut être équitable et à des cas identiques appliquer une mesure égale : ce qui est excusé chez Dante ne doit pas être condamné dans nos vieux poèmes. Je ne compare pas ici le génie dans la composition ni les beautés dans le style ; je compare seulement les allures des deux langues à une époque presque la même, et je trouve que les Italiens, captivés par l’admiration, ont donné droit de bourgeoisie aux archaïsmes de leur poète, tandis que nous, oublieux de notre passé littéraire, n’avons plus vu que jargon et patois dans des archaïsmes tout semblables.