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trouva utile et naturel de creuser le sillon qui avait produit des bénéfices. Voici le moyen qu’on imagina.

Le héros, fait prisonnier (disait-il) par les habitans indigènes des îles Marquises, avait raconté dans sa publication comment ses hôtes sauvages lui avaient escamoté un beau jour le matelot qui lui servait de domestique et d’écuyer ; il avait même laissé entrevoir que, selon sa conviction personnelle, cet Achate infortuné avait été mangé en grande pompe par les gastronomes du pays. Dans le volume autobiographique récemment publié, ce Sancho Pança ressuscite ; il n’a pas été mangé, quoique peu s’en soit fallu. De cataracte en abîme, de promontoire en vallée, et de hutte sauvage en hutte sauvage, il est enfin revenu à New-York, où il publie tranquillement son Odyssée, la plus gasconne et la plus amusante de toutes les fictions dont je parle. Au moins il y a de la chaleur, du mouvement, du tapage, et, en dernière analyse, quelque intérêt dans cette narration rapide, dont le rédacteur paraît se moquer assez naïvement du public. J’aime son effronterie, quand je la compare aux prétentions puritaines de ceux que j’ai cités. Puisqu’il s’agit de mensonge, donnez-moi celui qui marche le poing sur la hanche, à la manière des estafiers de Callot, non celui qui fait l’hypocrite, prend l’air béat et affecte les airs d’une grossièreté ingénue.

Le Mormonite, au moins, contient des faits curieux et nouveaux pour l’Europe. C’est l’histoire d’un converti aux dogmes de la secte singulière fondée par Joseph Smith et qui existe encore, secte dont les pratiques extérieures sont d’une bizarrerie burlesque et qui cachent, à ce que prétend l’écrivain, des desseins ultérieurs d’une portée très haute.

« Comme je rêvais dans ma boutique, le soir, dit-il, sur le point de faire banqueroute, événement très naturel et très fréquent dans notre pays, je vis entrer un homme grand et musculeux qui ôta son chapeau fort poliment et s’assit ; je ne l’avais jamais vu. D’après ce que j’avais entendu dire de lui, je le méprisais profondément et le regardais comme un de ces spéculateurs nombreux en Amérique, gens qui mêlent les fraudes pieuses au charlatanisme vulgaire et soumettent ainsi l’humanité à une double exploitation.

« Je suis Joseph Smith, me dit-il. Je n’emploierai pas avec vous de précautions oratoires ; je sais que vous avez de l’imagination, de l’intelligence, des ressources, et que vous êtes sur le bord de la ruine. Je vous offre un appui, profitez-en. Les ignorans me détestent et les sots me craignent. La masse ne voit jamais que le matériel des choses, que le fait brut, sans le rapporter aux causes, sans en déduire les faits. Ce qui est certain, c’est que me voici maître de deux mille cinq cents hommes que j’ai dressés, qui croient en moi, pour lesquels ma parole est un ordre, dont les coutumes peuvent sembler singulières et qui tiennent d’autant plus à ces coutumes, qu’elles les isolent du reste de l’humanité.