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Un écrivain allemand a imaginé quelque part une belle scène : c’est le poète, c’est le penseur au fond de sa retraite. De cette laborieuse cellule sont sortis les enseignemens profonds, les idées sublimes, filles austères de son ame ; mais le monde les a mal accueillies. Or, tout à coup elles reviennent, blessées, mourantes, et elles remplissent de lamentations suprêmes la maison désolée. Nous assistons alors aux doutes, aux regrets, au désespoir du poète. Pauvre et malheureux artiste ! a-t-il bien rempli sa tâche ? a-t-il donné à ces filles d’en haut, que Dieu lui confiait, l’immortelle beauté qui devait séduire les hommes ? Si elles ont été repoussées partout, si elles n’ont trouvé nulle part un asile hospitalier, n’est-ce pas sa faute et son crime ? Ainsi se déroule ce drame intérieur, ce combat sublime d’une pensée que possède un immense amour. Voilà une noble scène, une scène forte, émouvante, pleine d’une majesté religieuse. Hélas ! ce n’est pas précisément à ces luttes de l’ame que nous sommes initiés aujourd’hui. Nous ne voyons pas entre les poètes et les idées ces solennels embrassemens. Quel conteur, quel romancier connaît ces voluptés saintes, ces enivremens de l’intelligence qui crée, et aussi ces angoisses terribles, ces augustes douleurs du père frappé dans ses enfans ? Ce sont eux, au contraire, qui ont maltraité les filles célestes. Si la pensée semble vaincue, si elle est poursuivie jusque dans les régions où elle régnait toute seule, si elle y meurt misérablement, qui faut-il accuser ? Ceux-là précisément qui s’attribuent si haut une influence sociale, ces frivoles conteurs qui amusent les oisifs et qui ont fait d’Athènes une Byzance énervée.


IV.

Ce que je viens de dire s’applique surtout au roman, puisque ce genre est décidément le plus fêté désormais, je veux dire le plus tourmenté par l’industrie, le plus ravagé par les passions mauvaises. En vain quelques maîtres discrets et charmans nous consolent-ils par des productions trop rares : cette forme heureuse, qui se prête si bien aux études les plus fines et aux plus pathétiques inventions est aujourd’hui, osons le dire, le vrai camp des barbares ; c’est là que l’invasion est maîtresse. Cependant que devient le théâtre ? Ici encore que nous sommes loin des hardis projets, des nobles espérances de la génération qui a inauguré notre siècle ! Comme il est urgent d’interroger ce brillant programme, annoncé avec tant d’enthousiasme il y a bientôt trente ans, renié aujourd’hui par les maîtres et les disciples ! On voulait, nous l’avons dit, renouveler les trois grandes formes de l’art ; la poésie lyrique, le roman, le théâtre, devaient être régénérés par des créations originales. L’inspiration lyrique a été conquise, et il est fort heureux que les maîtres aient achevé leur tâche avant l’irruption violente de l’industrie. Le roman se développait