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créer une œuvre belle ; un prédicateur n’est pas un artiste. Voilà ce que la critique avait le droit de discuter avec George Sand, comme avec un éminent écrivain ; mais, je le répète, elle n’avait ni le droit ni la pensée de contester la franchise de ses inspirations et l’ardente loyauté de son ame. Croit-on que l’éloquent romancier ait gardé aujourd’hui ce prestige qui le défendait hier ? Pense-t-on qu’il n’ait pas fini par des fautes graves à l’intégrité de cette bonne réputation ? Qu’il s’interroge lui-même sincèrement, sévèrement, après avoir relu quelques-unes de ces nobles Lettres d’un Voyageur, où éclate l’admirable franchise de la jeunesse ; qu’il se fasse cette question, et qu’il y réponde. Pour nous, lorsque nous avons vu le nom de George Sand au bas d’un journal où ne l’appelaient ni les sympathies littéraires ni les sympathies politiques, qu’avons-nous dû penser ? Quelle conclusion tirer de là ? Était-ce simplement légèreté, condescendance trop facile ? Était-ce désir d’une publicité plus considérable ? Mais comment admettre une pareille défense chez un écrivain si populaire ? Quelle excuse, quelle séduction invoquer ? N’y en avait-il aucune, et faut-il revenir toujours à la plus vulgaire, à la plus affligeante des explications ?

Tel est le service qui a été rendu aux idées. Non-seulement on les a dédaignées long-temps, on a cru pouvoir s’en passer, mais quand on y est revenu, quand on s’est adressé à elles, les écrivains frivoles les ont flétries par un emploi banal, les écrivains sérieux les ont discréditées en les jetant au hasard dans le gouffre sans cesse ouvert de la littérature marchande. L’art dégradé n’a plus servi, en un mot, qu’à énerver l’opinion. Dites-moi maintenant si ce brusque passage de la poésie indifférente à la poésie socialiste a été un progrès utile et une conversion heureuse ! Je suppose que le trop facile dramaturge des Trois Mousquetaires devienne tout à coup, lui aussi, un romancier à grandes prétentions philosophiques ; je suppose que son esprit fatigué, que sa verve devenue stérile (ô fatigue ! ô stérilité trois fois bénie !) ait besoin d’un aliment, d’une matière féconde où il y ait largement à puiser, je suppose que, las de défigurer l’histoire, il veuille mettre en drames ou en romans une doctrine politique, religieuse, sociale, et que l’on trouve enfin dans ses contes cet élément nouveau, inattendu, une idée ! je suppose, — excusez-moi, — je suppose cette transformation impossible ; eh bien ! faudra-t-il s’en réjouir beaucoup ? faudrait-il y voir un progrès ? L’insouciant fournisseur de contes aura-t-il pris rang parmi les écrivains dont la patrie n’oubliera pas les noms ? Hélas ! vous venez de voir ce que l’on peut attendre de ces conversions et quel bien en résulte pour la pensée publique. Insouciance d’abord, puis haine et mépris des idées, voilà les caractères de notre littérature, au moment même où nous faisons un prodigieux abus de ces mots sacramentels : mission de l’art, sacerdoce de l’art, ouvriers de la pensée !