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tant il obéissait volontiers à la phraséologie des salons ? Aujourd’hui c’est le socialisme qui l’inspire, et à ses études d’économie politique, de statistique industrielle, d’organisation, il emprunte des drames secrets, des révélations terribles, hideuses, qui ont réveillé un instant l’attention épuisée de ses lecteurs. Était-ce là seulement ce qu’il voulait ? N’a-t-il cherché autre chose que des acteurs nouveaux pour ses romans devenus vides ? A-t-il invoqué la protection des utopies philanthropiques pour exhiber plus facilement ces obscènes tableaux que la police dérobe aux yeux des passans ? La pensée, la philosophie, si mauvaise qu’elle puisse être, n’est-ce pour lui qu’un moyen, un instrument, un magasin de costumes ? Je voudrais ne pas le penser : il est possible, après tout, que ces vives imaginations finissent par croire sincèrement à des idées qui d’abord les séduisaient surtout par des motifs où la foi n’entrait pour rien ; mais, cette concession faite, une objection plus sérieuse se présente. La critique a droit de demander à ces romanciers frivoles, devenus tout à coup des tribuns, s’ils ont bien songé aux conditions souveraines de leur art, s’ils ont réfléchi, comme ils le devaient, aux relations mutuelles de la philosophie et de la poésie, de la science et de l’imagination. Dans la première période de leur vie, ils écrivaient sans se soucier de la pensée ; maintenant, enchaînés à un système, ils ont sacrifié la liberté de l’invention, ils prêchent, ils dogmatisent. Au lieu de cacher la leçon sous une fable animée, au lieu de créer des personnages vivans, passionnés, vraiment émus, ils font paraître et disparaître des silhouettes qui viennent, chacune à son tour, apporter une leçon de morale socialiste, une citation de Fourier. Hier, c’est le penseur que je regrettais ; aujourd’hui, c’est l’artiste. Hier et aujourd’hui, je cherche vainement un poète.

Certes, on le voit, j’emploie tous mes soins à éviter les questions de personne ; je sens qu’il ne m’appartient pas d’interroger les consciences, et je voudrais être persuadé que l’auteur des Mystères de Paris ne s’est pas attaché aux utopies qu’il défend comme à une ressource inespérée. Je fais pour cela mille efforts, et vraiment c’est avec la meilleure volonté du monde que je chasse de mon esprit tous ces vilains soupçons. Eh bien ! non, je ne puis ; cette question fatale me harcèle sans cesse. Suis-je libre d’y échapper ? suis-je libre de ne pas voir que nos maréchaux s’établissent chacun dans une philosophie différente, comme un régiment affamé dans une grasse Lombardie, et qu’ils en tirent tout ce qu’ils peuvent ? Ils sont campés, celui-ci au nord, celui-là au midi ; ils défendent, chacun de son côté, des théories, je ne dis pas diverses, je dis hostiles et irréconciliables. Ne craignez pas cependant qu’ils tirent les uns sur les autres, qu’ils engagent une lutte, comme cela arriverait infailliblement entre des esprits convaincus. Non ; la paix ne sera pas troublée dans notre société féodale. Si ces nobles princes s’étaient concertés