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idéal, ils y renoncent ; bientôt ils l’échangeront ou voudront l’échanger contre une position matérielle, tant leur foi est indécise, tant leur religion est vague et mal assurée ! Une autre cause va les exciter encore à oublier les projets de leur jeunesse, à renier peu à peu le culte désintéressé de la poésie : c’est la rapide fortune des hommes qui les ont immédiatement précédés. Au moment dont je parle, cette génération née avec le siècle, cette élite distinguée et sensée, venait d’être admirablement servie par les circonstances. Si elle avait préparé la victoire de 1830, elle en avait largement profité ; elle était maîtresse du pouvoir et en gardait les avenues. On voit combien d’excitations pernicieuses pressaient, harcelaient de tous côtés les imaginations avides ; il y avait dans l’air des vapeurs malsaines et dissolvantes. Quand de telles convoitises s’enflamment, n’espérez plus que l’amour de l’art calmera ces âcres irritations. Le mal ira toujours croissant, et des premiers caprices de l’ivresse on descendra aux excès honteux.

Ce furent d’abord des ridicules plutôt que des vices. Le moindre mal qui puisse arriver aux intelligences, quand ces faux espoirs les aveuglent, c’est l’impatience de leur situation, c’est le désir inquiet de changer de place et de costume. Il se fit alors des transformations inouies, et ceux qui avaient conservé un sens plus calme assistèrent à un spectacle d’une incomparable gaieté. Qu’un romancier se prétende homme d’état, qu’un artiste se fasse pédant, que le pédant attribue à une strophe, à un tour de phrase, à une interjection, je ne sais quelle importance politique, ces travers ont pu se rencontrer bien des fois. Voltaire en a ri, si je ne me trompe, et je crois que Clitandre s’est exprimé là-dessus avec une sincérité assez rude dans le salon des femmes savantes ; mais, certainement, Clitandre n’a rien vu : il n’a pas vu ces ambitions chez des hommes d’un mérite incontestable ; il n’a pas vu tous les rangs confondus, tous les costumes échangés, et le carnaval de Venise introduit avec le plus grand sérieux du monde dans une société où les talens secondaires sont plus nombreux que jamais. Ce ne sont plus des gredins, ce n’est ni Trissotin, ni Rasius, ni Baldus, qui aspirent aujourd’hui à l’influence sociale ; il y a dans ce pêle-mêle de médiocrités et de vanités trop d’écrivains auxquels un meilleur rôle semblait promis. Voilà précisément ce qui donne à ce travers un aspect nouveau, et c’est ce contraste qui est si profondément, si tristement comique. Un de nos amis avait tenté de peindre cette risible et effrayante cohue, et cette comédie bouffonne qu’il avait commencé d’écrire, il l’intitulait Chacun hors de sa place. Ce titre était heureusement choisi. N’est-ce pas le résumé le plus net de ce que nous sommes ? Chacun hors de sa place, chacun à côté de sa voie, les rangs bouleversés, les prétentions qui se croisent, et l’infatuation universelle qui va crescendo comme une symphonie fantastique et folle, voilà bien, en effet, un