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descendre sans se dégrader ; aujourd’hui que les distinctions s’amoindrissent, que les nuances disparaissent, que les physionomies s’effacent dans les classes élevées, c’est peut-être dans le peuple que le poète trouverait ces types caractérisés, ces passions énergiques, ces rudes contrastes nécessaires à l’intérêt du drame. Malheureusement, une fois cette donnée admise, ce qui condamne le Chiffonnier, c’est que l’auteur a négligé le côté original, satirique et philosophique de son sujet pour se lancer dans ces risibles histoires de filles séduites et de barons assassins qui peuvent passionner le public des boulevards, mais qui n’ont rien à démêler avec la critique. Son chiffonnier, espèce de Diogène parisien, éclairant de sa lanterne les sottises et les ridicules dont sa hotte recueille, chaque soir, les échantillons et les lambeaux, pouvait prendre, sous le crayon d’un satirist de l’école d’Hogarth, une physionomie saisissante. Si M. Pyat y a songé, l’exécution n’a pas répondu à ses efforts : ses tendances ultra-démocratiques l’ont entraîné d’ailleurs à dessiner grossièrement, dans un cadre banal, les vertus, la probité, le dévouement d’un homme et d’une fille du peuple, contrastant avec les vices et les hypocrisies des classes riches ; mais ce que M. Pyat n’a pas fait, Frédérick Lemaître l’a réalisé avec une puissance, une ampleur dont on ne saurait se faire une idée. Là où l’auteur avait mis à peine une intention, l’acteur a mis un trait décisif. Pour ceux qui recherchent et admirent le talent partout où il se rencontre, c’est une belle et curieuse étude que cette lutte d’un artiste contre les difficultés d’un rôle, cette vigoureuse nature vivifiant un sujet manqué, et retrouvant à force d’observation et de verve le type entrevu par le poète.

En constatant les tendances tristement réalistes que révèle la pièce de M. Pyat, n’oublions pas que le drame moderne a eu de plus nobles ambitions. Cette recherche de l’antithèse, qui l’égare aujourd’hui dans le ruisseau, l’élevait autrefois jusqu’aux régions lyriques. La courtisane purifiée par l’amour, telle a été, on le sait, la donnée de ce drame de Marion Delorme que le Théâtre-Français a repris l’autre soir, et qui souleva à sa naissance des admirations et des orages dont nous sommes déjà bien loin. Il en est maintenant des productions de cette époque comme de ces lettres, de ces souvenirs d’une passion éteinte, que nous retrouvons quelques années plus tard, et qui nous semblent l’écho lointain d’une voix aimée. Et cependant il y a dans Marion Delorme des beautés réelles, éclatantes, jamais peut-être le lyrisme de M. Hugo ne s’est plus heureusement combiné avec certaines qualités dramatiques qu’il a, depuis, compromises en les poussant à l’extrême ; mais la manière de M. Hugo a un défaut que la représentation fait ressortir davantage : il ne sait jamais s’arrêter à propos ; il ignore l’art de marquer d’un trait vif et concis l’intention d’une scène, l’esprit d’un dialogue, et les développemens qu’il donne à sa pensée font souvent ressembler ses plus belles tirades à des amplifications écrites par un grand poète. Comme il est maître de son style, comme il a depuis long-temps asservi la langue à tous les despotismes de sa muse, il ne peut résister à l’envie de montrer sa force et de faire chatoyer, sous mille aspects, l’idée qu’il enchâsse dans ses vers. Quoi qu’il en soit, il est permis de regretter l’époque qui a vu naître de pareils ouvrages, moins encore pour le mérite de ces ouvrages mêmes que pour cette ardeur de croyances, pour ces enthousiasmes juvéniles qui s’agitaient alentour. Il est plus salutaire à l’intelligence de se passionner pour des œuvres défectueuses