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la loi de l’instruction primaire et apprendre aux pères de famille qu’on peut faire un poète avec des coups de canne !

Auguste de Vernon a rencontré, à Saint-Thomas-d’Aquin, une jeune fille dont il s’est épris rien qu’à la façon dont elle lisait dans son livre d’heures, à peu près comme Sbrigani se passionne pour M. de Pourceaugnac, à cause de la grace avec laquelle il mange son pain. Ce livre d’heures est même tombé, on ne sait comment, entre les mains de l’amoureux jeune homme, qui ajoute, en style digne de Mlle de Scudéry :

Dans ce livre, depuis, trois ans, depuis ce jour,
J’aime avec la prière, et prie avec l’amour.


Les choses en sont là, lorsqu’arrive du couvent Mlle Marie, fille de M. de Vernon, sœur de Julio et cousine d’Auguste. O surprise ! Marie n’est autre que la jeune fille rencontrée à Saint-Thomas-d’Aquin. Malheureusement Julio, qui doit à l’architecte Maxime une somme énorme, a décidé qu’il le paierait, sans bourse délier, en lui faisant épouser Marie. Ce mariage désole Mme Julia de Vernon, qui aime toujours Maxime. Quant à Auguste, en vrai poète, admirateur de Shakespeare, il s’avise d’un moyen renouvelé d’Hamlet pour dire son fait à cet équivoque architecte : il annonce qu’il va réciter sa pièce reçue au Théâtre-Français, et il se trouve que le sujet de cette pièce tombe d’aplomb sur les intrigans qui s’insinuent dans les familles pour courtiser les femmes et épouser les filles. Grande colère de Maxime, qui saisit parfaitement l’allusion. Vous croyez peut-être qu’Auguste et Maxime vont se battre ? Point. A l’acte suivant, il n’en est plus question. En revanche, Maxime, fatigué de son triste rôle, apprend à Julio, dans les épanchemens de l’amitié, qu’il est amoureux de sa femme et qu’il est aimé d’elle. Chez un mari en qui tout sentiment d’honneur et même d’amour conjugal n’est pas éteint, une si étrange confidence va sans doute provoquer une explosion de colère. Il n’en est rien cependant, et l’incident passe inaperçu. Un fait plus grave se révèle : d’expédiens en expédiens, Julio en est arrivé à rédiger une fausse lettre de change. Condamné par M. de Vernon, chez qui l’intégrité du magistrat domine l’indulgence du père ; il se tire un coup de pistolet. Touchons-nous cette fois au dénoûment ? Non, il n’y a que la capsule qui part, si bien qu’au cinquième acte personne n’est mort. Et comme il faut que tout finisse, Maxime, qui, jusque-là, nous, avait paru un personnage d’une allure sinistre et même un peu suspecte, passe tout à coup à l’état de candidat au prix Montyon ; il vient rassurer cette famille désolée : il annonce que les dettes de Julio sont payées, qu’Auguste peut épouser Marie, que Julia est la plus respectée des femmes, en un mot, qu’en sa qualité d’architecte et de maçon, il a réparé ce qui semblait irréparable.

Tel est cet ouvrage, et je crois pouvoir affirmer que mon analyse est plus claire que la pièce même. A tous momens, le spectateur partage l’embarras et l’incertitude de ce bon Antoine de Vernon, l’oncle marseillais, qui avoue naïvement ne pas comprendre un mot de ce qui se passe : on dirait la fable du singe montrant la lanterne magique et oubliant de l’éclairer ; on ne sait jamais si tel ou tel personnage est amoureux ou indifférent, aimé ou repoussé, coupable ou honnête, traître ou vertueux. Chaque incident semble destiné à démentir ou à faire oublier l’incident qui précède : non-seulement il n’y a pas de conséquence