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Quant à la quantité que la mer Noire peut jeter sur le marché, on l’a outrée presque autant que celle de la Baltique. Odessa peut livrer communément 1,600,000 hectolitres, les ports de la mer d’Azof 600,000, les principautés du bas Danube fournissent un contingent d’environ 800,000, total : 3 millions d’hectolitres. Avec les 5 millions d’hectolitres de la Baltique, voilà une réserve de 8 millions. Il n’est cependant pas inutile d’ajouter que l’agriculture peu avancée des bords de la mer Noire lutte contre une extrême inégalité des saisons, et une année sur trois la récolte est très faible, presque nulle. À cette évaluation des approvisionnemens à attendre des deux mers qui baignent, celle-ci au midi, celle-là au nord, le vaste empire des czars, on peut opposer avec un semblant de raison les quantités qu’en retire cette année le commerce. Au lieu de 8 millions d’hectolitres, on en aura fait venir, du 1er juillet 1846 au 1er juillet 1847, beaucoup plus, peut-être le double ; mais ce n’est pas leur réserve moyenne que ces contrées vendent cette fois à l’Europe : ce sont leurs réserves accumulées de plusieurs années, elles vident leurs greniers. Et puis et surtout ce n’est pas du rayon accoutumé où puise le commerce que proviennent les blés livrés cette année à l’Europe affamée. Les prix s’étant élevés à Odessa, à Taganrog, à Dantzig, à Riga, dans tous les ports de la Baltique et de la mer Noire, en proportion de la hausse dans l’Europe occidentale, les négocians ont trouvé profit à faire venir des blés de cantons éloignés auxquels ordinairement ils ont garde de s’adresser. De 11 francs environ, le blé à Odessa est monté à 20 et 25 francs. On a donc pu y vendre du blé grevé de 14 francs de transport de plus, ce qui montre comment l’aggravation des prix, si elle soumet les populations à une dure gêne, les empêche pourtant de mourir de faim.

C’est donc par l’effet d’une illusion que beaucoup de personnes, en France, admettent que l’anéantissement de l’agriculture serait la conséquence nécessaire de la libre entrée du blé étranger. On s’apitoie sur nos terres qui seraient abandonnées ; on dépeint nos cultivateurs comme incapables de soutenir la concurrence des serfs de la Russie, qui exploitent pour le plus misérable salaire un sol étalé devant eux en surfaces indéfinies, et sur lequel il n’y a presque pas d’impôts. Pour ce qui est de la modicité des salaires, qu’on n’en parle pas. Si l’argument était bon absolument, il nous donnerait trop d’avantages. Je ne sache pas de serfs, russes ou polonais, qui habitent des tanières plus incommodes, et qui aient une pire nourriture que les paysans de plusieurs de nos départemens. Celles de nos provinces où le cultivateur est le plus misérable sont aussi celles qui produisent le plus chèrement ; la modicité des salaires n’est donc pas une raison suffisante de bon marché pour les produits. Quant aux impôts, ce n’est pas toujours un mal d’en payer ; c’est même un bien, lorsqu’une partie de cet impôt sert à ouvrir des