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sentit tout à coup grandir. Jusqu’alors elle n’avait pour ainsi dire vécu que d’une vie étrangère, n’étant pour elle-même que ce qu’elle était pour l’Espagne et pour les Indes, un peuple parasite oublié au sein de l’Océan, sur une île insignifiante, uniquement destinée à servir de point de ralliement aux flottes et de tête de pont sur l’Amérique. Pendant cette première période de l’histoire de Cuba, rien n’avait distingué sa population de celle des autres colonies espagnoles. Les Cubanes vivaient dans cette indolence routinière que le voyageur retrouve encore également à deux mille lieues de distance, dans les plaines de l’Andalousie ou sur les plateaux du Mexique. Semer et récolter comme on semait, comme on récoltait depuis trois cents ans, moudre la canne entre les cylindres mal arrondis d’un moulin semblable à ceux dont se servaient les ancêtres, cristalliser le sucre dans des chaudières profondes où il s’en perdait une grande partie et sur des fourneaux sans ventilateur, sans tirage, qui dévoraient une forêt à chaque cuite, c’est à quoi se réduisaient l’agriculture et l’industrie cubane au commencement du XIXe siècle comme au XVIe. Tout changea avec la liberté : les esclaves devinrent des hommes, la civilisation moderne leur apparut, et ils la comprirent ; l’orgueil de ne plus rien devoir qu’à eux-mêmes les avait mis d’emblée à son niveau.

Dès-lors les colons de Cuba travaillèrent sans relâche, afin de ne compromettre ni les droits acquis, ni ceux qu’ils espéraient encore et dont ils voulaient se rendre dignes. Le contact presque continuel qui s’établit à cette époque entre Cuba et les négocians des États-Unis aida puissamment les colons et fit passer en eux quelque chose de l’activité des Américains. Ils comprirent qu’il y avait autant à gagner dans l’échange des marchandises que dans celui des idées avec les citoyens de l’Union, et, faisant aussitôt bonne et prompte justice des préjugés nationaux, ils devancèrent les lois, en accueillant, contrairement à des prescriptions surannées, les commerçans de l’Union qui voulurent bien venir s’établir parmi eux. Les autorités de l’île, achetées ou indifférentes, fermèrent les yeux sur cette infraction au vieux droit des colonies castillanes, se jugeant d’ailleurs assez autorisées dans leur indulgence par la part active que l’Espagne avait prise à l’émancipation de l’Union. La république de Washington avait pendant long-temps été l’objet marqué de la prédilection du gouvernement espagnol ; un décret, rendu en 1779, autorisait les Américains seuls, entre les négocians de tous les autres pays, à recevoir de l’argent en échange de leurs marchandises, dans le cas où les produits de l’agriculture cubane seraient chers ou rares. Les capitaines-généraux gouverneurs de Cuba feignirent de voir dans ce décret une sorte de naturalisation pour les Américains, et ne voulurent point, en expulsant les citoyens d’un pays si spécialement protégé par la Péninsule, s’attirer l’animadversion générale des habitans