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neutres qui viendraient y déposer des vivres en échange des produits agricoles. Des pêcheurs catalans se chargèrent d’aller répandre des copies imprimées de ce décret sur les côtes des États-Unis. Il n’en fallait pas davantage ; au bout de quelques jours, cent navires de tous tonnages, arrivant de l’Amérique du Nord, jetaient l’ancre dans la baie de la Havane, apportant l’abondance et l’espoir aux lieux où régnaient la consternation et la disette. C’était toute une révélation. Cuba s’aperçut qu’elle pouvait être riche et puissante par elle-même, que la fécondité de son sol et le bonheur de sa position lui permettaient de se passer de tout le monde, pour peu qu’on laissât quelque liberté à son commerce. L’enivrement fut aussi grand que le désespoir avait été profond. On se remit avec ardeur aux travaux des champs, de nouvelles forêts furent livrées à l’exploitation, et les moissons de l’année suivante donnèrent des résultats tels qu’on n’en avait pas encore vu de semblables.

Cette année-là, une nouvelle décision du gouvernement local redoubla l’activité du commerce. Les vêtemens des colons s’étaient usés, et l’épuisement des magasins empêchait qu’on pût les renouveler. L’importation fut ouverte à la navigation neutre pour les tissus, comme elle l’avait été pour les subsistances. Cuba vécut ainsi dans une indépendance forcée de l’Espagne jusqu’en 1801. À cette époque, un ordre du roi Charles IV rappela en vain les Cubanes à la lettre du vieux code des Indes et du monopole ; l’essor était pris ; la révocation des décrets coloniaux de 1793 et 1794 n’eut aucun effet. D’ailleurs le gouvernement espagnol, menacé par des révolutions intérieures et par des invasions du dehors, n’avait plus ni le temps ni la force de ramener ses colonies lointaines à l’obéissance. Préoccupé de son existence propre, il les laissa libres de se gouverner à leur fantaisie, et, n’avant plus à leur donner ni troupes, ni trésors, il dut s’estimer heureux qu’elles voulussent bien consentir à vivre par elles-mêmes, sans secouer entièrement son joug.

Peu à peu le système de liberté commerciale, favorisé par la faiblesse de la métropole, se consolida, se compléta, se naturalisa sur le sol cubane. Les étrangers purent s’établir et fonder dans les ports de l’île des maisons de commerce sous la protection de la faveur publique, si ce n’était sous les auspices des autorités locales. Les gouverneurs successivement envoyés de la Péninsule à la Havane trouvaient en arrivant les choses établies sur ce pied : ils s’efforçaient bien d’entraver, autant qu’il était en eux, la marche des idées et des événemens, par suite de ce patriotisme exclusif qui distingue la race espagnole d’Europe ; mais l’île de Cuba avait gagné à ce système cent mille habitans en vingt ans. Près d’elle, tout autour du golfe, sur la presqu’île voisine du Yucatan, dans les profondeurs de l’Amérique du Sud, grondait une formidable tempête d’indépendance. Il n’eût fallu qu’une décision maladroite, un décret intempestif, un ordre trop sévère, pour attirer cette