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se pencha à l’oreille du moine, et je m’écartai pour ne pas interrompre le lépero, qui commença ainsi :

— Je m’accuse d’abord, mon père, d’avoir répondu par la plus noire ingratitude aux prévenances du cavalier que voici, en le mettant à contribution aussi souvent que j’ai pu le faire, et… cependant moins que je ne l’aurais désiré, ce dont je le prie de ne pas me conserver rancune, car dans le fond… je lui étais tendrement attaché.

Je m’inclinai en signe d’assentiment.

— Je m’accuse aussi, mon père, d’avoir dérobé la montre en or du juge criminel Sayosa la dernière fois que je comparus devant lui,

— Comment cela, mon fils ?

— Le seigneur Sayosa eut l’imprudence de vouloir regarder l’heure devant moi et de faire un geste de surprise en se plaignant d’avoir oublié chez lui sa montre en or et sa chaîne. Je me dis dès-lors que, si je n’étais pas pendu, il y avait un bon coup à faire. Ignorant le sort qui m’était réservé, je donnai le mot d’ordre à un mien ami qu’on élargissait à l’instant même. Il faut vous dire que le seigneur juge avait un faible bien connu pour le dindon…

— Je ne te comprends pas, mon fils.

— Vous allez me comprendre. Mon compère acheta un dindon superbe et courut le présenter à la femme du seigneur Sayosa, en lui disant que son mari l’avait chargé de lui offrir cette belle bête ; le seigneur juge la priait en même temps, ajouta mon ami, de remettre au porteur la chaîne et la montre en or qu’il avait oubliées chez lui. Ce fut ainsi que la montre…

— Ceci est grave, mon fils.

— J’ai fait pis encore, mon père : le lendemain j’ai volé à la femme du juge pendant que son mari était en séance…

— Quoi ? mon fils.

— Le dindon, mon père. Vous concevez, on n’aime pas à perdre, murmura Perico d’une voix dolente. Le moine contint à grand’ peine un accès d’hilarité causé par la révélation du lépero.

— Et quel motif, mon fils, reprit-il d’une voix mal, affermie, t’avait conduit devant le seigneur, juge criminel Sayosa ?

— Une bagatelle : je m’étais engagé à servir, moyennant quelques écus, la vengeance d’un habitant de cette ville (le nom ne fait rien à l’affaire). On me fit voir l’homme que je devais frapper. C’était un jeune et beau cavalier, reconnaissable surtout à une longue et mince cicatrice qui se dessinait très distinctement au-dessus du sourcil droit Je m’embusquai à la porte d’une certaine maison où cet homme allait d’habitude tous les soirs après l’oraison. Je le vis en effet entrer dans la maison qui m’avait été signalée. La nuit tombait, et j’attendis. Deux heures se passèrent ; il n’y avait plus personne dans la rue, devenue