Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 18.djvu/837

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des fêtes triomphales, des combats d’athlètes et de gladiateurs, » avant enfin pris d’assaut Tigranocertes, « y trouva une foule d’artistes dionysiaques que Tigrane avait rassemblés de toutes parts pour faire l’inauguration du théâtre de cette ville, et jugea à-propos de s’en servir dans les spectacles qu’il donna pour célébrer sa victoire[1]. » Plus tard, lorsque le Suréna des Parthes envoya la tête et la main de Crassus à Hyrodès, en Arménie, celui-ci donnait une fête dans laquelle on jouait une tragédie d’Euripide.


« Lorsqu’on apporta la tête de Crassus à la porte de la salle, un acteur tragique, nommé Jason, de Tralles, jouait le rôle d’Agavé dans les Bacchantes, au moment où elle vient d’égorger son fils. Sillacès se présenta à l’entrée de la salle, et, après s’être prosterné, il jeta aux pieds d’Hyrodès la tête de Crassus. Les Parthes applaudirent en poussant des cris de joie, et les officiers de service firent asseoir à table Sillacès par ordre du roi. Jason passa à un personnage du chœur la fausse tête de Penthée qu’il tenait à la main[2], puis, prenant la tête de Crassus, avec le délire d’une bacchante et saisi d’un enthousiasme réel, il se mit à chanter ces vers : « Nous apportons des montagnes ce cerf qui vient d’être tué, nous allons au palais, applaudissez à notre chasse ! » Cette saillie plut fort à tout le monde ; mais, lorsqu’il continua le dialogue avec le chœur : « Qui l’a tué ? — Moi, c’est à moi qu’en revient l’honneur, » Promaxéthrès, celui qui avait coupé la tête et la main de Crassus, s’élança de la table où il était assis, et, arrachant à l’acteur cette tête, il s’écria : « C’est à moi de dire cela plutôt qu’à lui ! » Le roi, charmé de cet incident, lui donna la récompense d’usage, et fit don d’un talent à Jason. Telle fut l’issue de l’expédition de Crassus, et la petite pièce après la tragédie. »


Sans suivre la tragédie grecque à Rome, nous voyons comment le goût du théâtre était encore très vif, quand le génie poétique était déjà mort ; voici un autre trait caractéristique de cette décadence, c’est que les comédiens célèbres remplacèrent les grands poètes, et devinrent les maîtres du théâtre.

Dans l’origine, c’étaient les poètes eux-mêmes qui étaient acteurs. Sous le régime démocratique, le théâtre et les représentations dramatiques s’étaient organisés démocratiquement. Lorsqu’un poète voulait faire jouer une tragédie, il allait trouver l’archonte et lui demandait de mettre un chœur à sa disposition. L’archonte assignait au poète un chorége. Le chorége était un riche citoyen auquel on décernait la fonction onéreuse et honorable de former un chœur, de le nourrir, de le faire instruire, de l’équiper, en un mot de le mettre en état de jouer une pièce. Le poète, ayant obtenu ce chœur, lui récitait sa pièce morceau par morceau, et les choristes répétaient après lui autant de fois qu’il était nécessaire pour que la pièce fût bien sue. Le poète se réservait le personnage,

  1. Plutarque, Vie de Lucullus, 29.
  2. Tel est le sens de ce passage de Plutarque, Vie de Crassus.