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dans le succès de cette espèce de croisade qu’ils entreprenaient en faveur de la raison. « La raison finira par avoir raison, » disait d’Alembert, et tous les philosophes répétaient ce mot en chœur et sur tous les tons ; la tige d’un nouvel ordre de choses croissait peu à peu par la pensée sur les ruines de l’ancien.

Ce retour que nous venons de faire avec M. de Tocqueville vers le règne de Louis XV nous a amené, on le voit, à des conclusions fort différentes de celles qu’il exprime. Nous avons d’abord pu reconnaître que la nation n’était pas arrivée d’un seul bond à cette haine de l’arbitraire, à cette intelligence des principes, à cette passion des choses rationnelles qui se sont montrées avec tant d’éclat en 1789. Faute d’avoir étudié attentivement l’histoire du règne de Louis XV, on ne s’est pas bien figuré jusqu’à ce jour par quel ardent travail notre révolution se préparait soixante ans avant qu’elle éclatât. Rappelons-nous donc qu’elle s’élaborait de très longue main dans les cercles de la haute société, où l’on discutait sans réticences toutes les questions que traitaient les philosophes, comme dans les réunions modestes de la bourgeoisie, où l’on s’arrachait les pamphlets qui écrasaient les jésuites et vengeaient le parlement ; parmi les jansénistes comme parmi les libres penseurs ; au sein de la Hollande, qui s’était faite l’asile et l’arsenal de ces derniers, comme en Angleterre, où deux révolutions avaient fait éclore les théories les plus avancées. Rappelons-nous que, dans les dernières années de son règne, Louis XIV, sentant déjà son autorité débordée par l’opinion, s’écriait amèrement : Du temps que j’étais roi ! N’oublions pas non plus que sous la régence, quand on refusait de convoquer les états-généraux, la nation trouvait dès-lors le plus vif attrait dans tout ce qui pouvait lui rappeler ou lui représenter cette assemblée délibérante qu’elle poursuivait de ses vœux. Ainsi elle appelait l’attention sur la prospérité des provinces qui possédaient des états particuliers ; ainsi elle félicitait le clergé d’avoir déclaré, en 1682, qu’il pouvait se mettre au-dessus du pape par un concile, c’est-à-dire par une assemblée délibérante, et elle le pressait instamment d’user de ce droit ; ainsi elle applaudissait au courage des avocats de Paris, qui, pour mieux braver le pouvoir, avaient fini par former un ordre et le faisaient respecter. Elle allait même, trompée par ses désirs autant que par l’identité des noms, jusqu’à insinuer qu’il serait glorieux pour le parlement d’imiter le parlement d’Angleterre. On était si avide de voir s’opérer une recomposition dans tout le corps social, que des événemens qu’on eût à peine remarqués dans d’autres circonstances donnaient lieu subitement à des commentaires et à des discussions sans limites, souvent même à des théories tout entières, à des réformes soudaines : il suffisait qu’il parût un mandement d’archevêque trop imbu des doctrines ultramontaines pour qu’on scrutât impitoyablement le fond même de ce grand principe qu’on appelle autorité, et qui, par sa nature même, était indiscutable ; il suffisait que le parlement eût encouru quelque disgrace pour que l’on soumît au contrôle toutes les lois constitutives de la monarchie. Une banqueroute que faisaient les jésuites avait pour résultat de faire descendre la lumière dans leur code mystérieux et de rendre nécessaire le bannissement de cette puissante corporation. Les malheureux procès de Lally, de Calas et de Labarre mettaient le royaume en feu et entraînaient la révision de toute la législation pénale. Une bonne ou une mauvaise récolte était cause que tout le monde se demandait s’il fallait ou non permettre la libre exportation des grains, et quelles étaient les lois de la production et de la répartition des richesses, d’où résultait une science nouvelle. Un impôt nouveau faisait sonder la