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Si nous mettons en relief l’espèce de vigueur que montra Louis XV pour lutter contre l’esprit du siècle, ce n’est pas que nous voulions réhabiliter le caractère bien connu de ce prince : c’est que nous nous sommes demandé quelles sortes d’obstacles cet esprit du siècle avait rencontrés sur sa route, et qu’il nous a semblé que le souverain d’alors n’avait pas été sans lui opposer une résistance assez vive et assez rationnelle. Plusieurs causes décisives font néanmoins que, quand même ce prince eût été doué d’un grand caractère, il eût été impuissant à contenir le torrent de l’opinion, et la plus décisive de toutes, c’est que ce torrent, pour être contenu, devait d’abord être devancé, comme il le fut si habilement en Prusse par Frédéric-le-Grand. Or, pouvait-on encore se flatter de réussir en un pareil effort, quand on se rappelait tous les graves symptômes qui s’étaient produits dès les premières années du siècle ? Dès-lors il s’était formé encore des réunions d’athées qui jetaient en riant le doute sur les croyances religieuses et apparemment sur d’autres croyances. Plus tard, sous le ministère de Fleury, on avait vu s’ouvrir dans un hôtel de la place Vendôme une sorte de club politique connu sous le nom de Conférence de l’entresol qu’il fallut fermer. Faut-il ajouter que la licence des écrits, comme le notait Malesherbes en 1759, était au comble ? faut-il ajouter qu’un attentat avait été dirigé contre la vie du roi, que les finances délabrées reculaient souvent jusqu’aux procédés ruineux auxquels on avait recours avant Colbert ; que le bas peuple endurait avec impatience les indignes vexations des classes privilégiées, et souffrait cruellement de la faim, de la faim qui produit les révoltes ? On avait à peine passé la moitié du règne qu’un étranger clairvoyant, lord Chesterfield, ne jugeant que d’après les faits, écrivait à son fils, en parlant de la France : « Ce que je puis bien prédire, c’est qu’avant la fin du siècle le métier de roi et de prêtre décherra de plus de moitié. »

Étaient-ce les triomphes de la politique, l’éclat des armes, qui pouvaient sauver le vieux régime monarchique aux yeux de l’opinion ? Mais la roture, qui, depuis un siècle, avait compté tant d’hommes illustres dans ses rangs, était par calcul écartée des hauts emplois, et, par surcroît de malheur, la noblesse ne les remplissait que pour montrer son insuffisance. Une sorte de vertige s’était emparé de cette aristocratie que l’on voulait relever le plus haut possible, et, pour trouver de pareils exemples d’incapacité politique, il faudrait les chercher à la cour du Grand-Mogol attaqué par les Anglais. Les tristes égaremens de la noblesse et du roi sont trop connus pour qu’il soit besoin de les rappeler ici. Ce qu’il importe de constater, c’est qu’à l’époque même où, avec Frédéric-le-Grand, Catherine-la-Grande et la grande Marie-Thérèse, le génie s’asseyait sur trois trônes à la fois, l’honneur, proclamé par Montesquieu le principe, le mobile, le ressort, le soutien unique de la monarchie, l’honneur en France n’était plus qu’un vain mot pour la noblesse, pour le clergé, pour la royauté. Les conséquences d’un pareil renversement, il était aisé de les prévoir. Toutes les barrières qui pouvaient contenir l’opinion étaient successivement tombées. Celle-ci allait donc marcher librement de pair avec la raison ; ceux qui eussent voulu la devancer pour la contenir étaient depuis long-temps condamnés à l’impuissance ; ceux qui eussent voulu la suivre pour sauver par une transaction quelques débris de l’ancien régime allaient être également dépassés. C’est ainsi que déjà les parlemens et les jansénistes étaient laissés en arrière. Ceux même qui allaient étudier les merveilles accomplies par la libre pensée dans la patrie de Swift et de Bolingbroke étaient à peine revenus en France, qu’ils se trouvaient en retard.