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d’esprit, fin courtisan, bon général, habile financier, homme d’état distingué, s’était efforcé opiniâtrement de faire repousser le système de Law, ne prévoyant rien de bon, d’une effusion d’argent au milieu de laquelle se mêleraient et se fondraient les classes. Saint-Simon ne voyait pas moins la plaie qui, en rongeant, la noblesse, menaçait la solidité du trône, et, pour corriger ce qu’avait fait Louis XIV, il engageait sans cesse le duc d’Orléans « à mettre la noblesse dans le ministère avec la dignité, et l’autorité qui lui conviennent aux dépens de la robe et de la plume, à écarter cette roture de tous les emplois supérieurs, et à soumettre, tout à la noblesse en toute espèce d’administration ; » et il était secondé en cela par le comte de Boulainvilliers, auteur original et profond, qui avait le talent de faire presque une vérité de son fameux paradoxe, que « le système féodal est, le chef-d’œuvre de l’esprit humain. »

Ces avertissemens étaient sages, et le pouvoir les prit en grande considération ; mais suffisait-il d’écarter la roture pour relever la noblesse ? Évidemment cela ne suffisait pas ; le mal était déjà trop profond, et d’ailleurs, indépendamment de ce danger, combien d’autres menaçaient ! Ce n’était pas assez qu’une des colonnes de la monarchie s’affaissât par ses propres vices, on allait bientôt constater qu’une sorte de fièvre avait gagné peu à peu tous les membres du corps social, et que la ruine des vieilles traditions n’était pas seulement dans les erreurs de la noblesse, mais qu’elle était dans les actes et les pensées de tout le monde. Entrons donc pleinement dans la portion capitale du règne.

La période qui s’écoule entre 1745 et 1764, et qui est celle pendant laquelle Mme de Pompadour tint Louis XV en tutelle, est à la fois la plus désastreuse et, sous quelques rapports, la plus remarquable que présente notre histoire : il n’en est point d’autre qui offre des contrastes plus frappans. D’un côté, la France est battue dans toutes les parties du monde et perd colonies, marine, armées, gloire et honneur ; de l’autre, elle entend chez elle une réunion brillante de penseurs immortels formuler des idées qui sont destinées à faire des conquêtes dont on ne peut assigner la limite. Pendant que la royauté et les hautes classes oublient toute pudeur, apparaissent le Discours sur l’inégalité des conditions, la Nouvelle Héloïse et l’Émile. Pendant que le pouvoir absolu et les parlemens usent leurs forces sans dignité sur le plus mouvant des terrains, l’Esprit des Lois et le Contrat social préparent un nouvel ordre de choses dans lequel ni les parlemens, ni le pouvoir absolu ne trouveront leur place. Ce n’est pas tout encore au moment même où des sectes religieuses argumentent, avec autant de pédantisme que de passion, sur la grace concomitante et la grace efficace, sur les distinctions à faire concernant l’infaillibilité du pape et le degré d’autorité qui doit être accordé à la bulle Unigenitus, une vaste conspiration s’organise, qui ne tend à rien moins qu’à renverser le dogme apporté par le Christ. Quelle époque ! que de germes et de produits divers sur un même champ ! Jamais, en aucun autre temps, le présent et l’avenir ne se virent de si près qu’en celui-là.

Il convient d’insister sur le mouvement tout particulier qui s’opéra dans les esprits sous le régime de Mme de Pompadour. Les œuvres qui parurent pendant cette période ne furent plus seulement des œuvres de raillerie et de scepticisme, mais furent très souvent remarquables par l’éloquence des pensées, par la vivacité, la noblesse, quelquefois l’amertume des sentimens, par des exposés de principes, par des professions de foi dogmatiques, et c’était là quelque chose de tout nouveau : l’esprit public avait subi une transformation. On était désormais