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M. Desplaces se plaint pourtant que la littérature et les littérateurs soient négligés par le gouvernement ; j’avoue qu’en tout temps il y a un plus grand danger à craindre, c’est qu’ils soient trop protégés. La seule protection désirable est celle du public, parce que c’est la seule qui ne se fasse pas acheter trop cher. Celle-là, quoi qu’on en puisse dire, vient trouver tôt ou tard ceux qui en sont dignes. Même elle est parfois trop facile, et ses plus ordinaires injustices sont aujourd’hui des excès d’indulgence. Qu’il y ait quelque part de vrais poètes, luttant avec courage contre l’obscurité et la misère, nul ne peut le nier ; qu’ils persévèrent, et la gloire viendra. Plusieurs tombent frappés à l’entrée du chemin ; ce sont les iniquités communes du sort ; pourquoi leur a-t-il ravi les destinées qu’il accorde à d’autres ? pourquoi Hoche et Marceau meurent-ils, quand Bonaparte va régner ? Mais pour ceux qui s’arrêtent en chemin, parce que le courage leur manque, la société peut douter, ce me semble, de l’avenir qu’ils se promettaient : le génie a foi en lui-même, c’est là sa force et le signe de sa vocation. Ceux qui, à leur premier pas, chancellent déjà et demandent qu’on les soutienne ; apparemment doutent de leurs forces ; ont-ils droit d’exiger d’autrui une confiance qu’eux-mêmes ne ressentent pas ? Quoi qu’il en soit, je ne crois pas que la littérature ait jamais été, par une puissance ou par une autre, plus encouragée qu’aujourd’hui ; je suis loin de croire que tout soit bien, mais peut-être en somme tout est-il mieux. M. Desplaces, au contraire, est de ceux qui ont le respect et, en bien des choses, l’amour du passé : il n’est pas dans les habitudes de son estime de placer les époques d’industrie, et d’égoïsme plus haut que les époques d’art et de courtoisie. Voyons donc ce qu’était ce passé si regrettable.

On a fait bien des phrases académiques sur la munificence de Louis XIV envers les lettres et les sciences. Sans doute il faut lui tenir grand compte de ses efforts ; mais n’oublions pas non plus qu’à une époque où les poètes avaient cent fois plus besoin d’appui et de protection que de nos jours, La Fontaine et Corneille mouraient oubliés du grand roi, et Racine dans la disgrace pour avoir osé élever la voix en faveur du pauvre peuple. Quant à Molière, il est vrai que le roi l’admit à sa table un jour que les valets de chambre lui avaient refusé l’honneur de faire avec eux le lit de sa majesté. Cette protection tant vantée se réduisait à bien peu de chose, et coûtait peu à celui qui l’accordait. Parcourez la liste des pensions données par le roi aux gens de lettres en 1663 Molière y est marqué pour mille livres, Chapelain pour trois mille ; il est vrai que, si l’on en croit cette liste, le sieur Chapelain est le plus grand poète français qui ait jamais été et du plus solide jugement[1]. Elle contient trente-deux pensions ; vingt écrivains sont

  1. Cette liste avait été dressée par Chapelain lui-même. – La Fontaine n’y est pas.