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de quoi que ce soit qui ressemblât à la littérature. Maintenant il est électeur, éligible, mieux que cela encore, il voit le monde ; il reçoit. N’est-il pas naturel que M. Jourdain veuille avoir de l’esprit et savoir raisonner des choses parmi les honnêtes gens ? Il ne lui suffit plus aujourd’hui d’apprendre l’orthographe, il cultive son esprit ; et, comme il lui faut de gros engrais, il les prend où il les trouve, dans son journal, qui s’empresse de les lui offrir. Mme Jourdain, loin de lutter contre les goûts littéraires de son époux, prend sa part de ses lectures, et Nicole elle-même, l’ignorante Nicole, n’y est plus aussi indifférente ; c’est un progrès.

Mais alors recommence, parmi les littérateurs, le débat qui s’éleva jadis entre le maître à danser et le maître de musique de M. Jourdain. Beaucoup de gens d’esprit tiennent aujourd’hui pour l’opinion du maître de musique ; ils pensent que, si M. Jourdain parle à tort et à travers de toutes choses, s’il n’applaudit qu’à contre-sens, son argent redresse les jugemens de son esprit, et qu’il y a du discernement dans sa bourse.

Quoi qu’on en puisse dire, ces goûts littéraires font honneur à M. Jourdain ; on doit lui en tenir compte. Cela prouve que son imagination s’éveille. Le monde réel, tel qu’il l’a arrangé, ne lui suffit pas ; il lui faut des fictions, on lui en donne. Le roman-feuilleton, où se gaspille beaucoup d’imagination, la littérature de pacotille est la poésie de M. Jourdain. Après cela, que ce gentilhomme aime peu la vraie poésie, qu’il goûte médiocrement le Lac, Rolla, les Feuilles d’automne, les Consolations, que voulez-vous y faire ? Il faut en prendre son parti.

Peut-être le matérialisme industriel de notre temps n’est-il pas aussi funeste à la poésie que le pense M. Desplaces. Quand les événemens ont quelque chose d’imposant et de grandiose, quand la vie de la société est animée, que l’histoire est passionnée comme un roman, ce spectacle absorbe les imaginations des hommes et ne laisse guère de place à la poésie ; mais, si la réalité n’a rien que de vulgaire, c’est alors que le culte de l’art devient chez ses adorateurs une passion fervente, car la poésie n’est plus seulement un luxe et un plaisir, c’est une consolation, c’est un besoin : il faut que l’idéal nous dédommage de la réalité.

C’est dans les cachots qu’on chérit la lumière ; c’est au milieu des brouillards de l’hiver qu’on se plaît au souvenir des beaux jours, à l’espérance du printemps. Lorsque la révolution et l’empire étonnaient le monde par de si violens coups de théâtre, tous les regards étaient tournés vers l’horizon ; les événemens suffisaient pour ébranler les imaginations des hommes, et bien peu d’entre eux avaient le temps et la pensée de rentrer dans leur ame pour y chercher la rêverie. Quel poème n’eût langui auprès d’Héliopolis et de Marengo ? Voilà les époques qui tuent la poésie. Pour le temps où nous vivons, ce serait une criante injustice que de lui adresser le même reproche ; il est certain qu’il ne le mérite pas.