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le public a toujours été fort indulgent pour ces effusions de l’orgueil lyrique ; il y est fait, et cela ne l’étonne plus : Jean-Baptiste Rousseau lui-même n’eut-il pas, en son temps, le droit de parler de son génie ? On n’a jamais été forcé d’être modeste qu’en prose, ce qui même semble avoir cessé d’être obligatoire.

Je crois donc que les poètes out aujourd’hui un public aussi bienveillant, aussi éclairé, et plus nombreux qu’autrefois. Il faut bien en convenir, les lecteurs qui savent goûter une poésie pure et élevée seront toujours la minorité. Pour sentir les poètes, il faut du recueillement, du loisir, de la rêverie ; il faut une disposition particulière. L’immense majorité de ceux qui savent lire n’a pas le temps de goûter M. de Lamartine, et la plupart n’en sont pas capables. Ce qui nous fait croire que jadis ce public choisi était plus nombreux, c’est qu’il était réuni sur un seul point, à la cour et dans quelques sociétés particulières ; maintenant il est dispersé, il est partout, dans toutes les classes, dans les salons, dans les écoles, dans les fabriques. D’ailleurs, cette société choisie, qu’on regrette tant, avait bien ses erreurs et ses engouemens ridicules ; Voltaire se plaint à tout moment qu’on déserte Racine et Molière pour le théâtre de Ramponneau ; or, les habitués de Ramponneau étaient ces courtisans si délicats, ces gentilshommes si raffinés pour lesquels on a aujourd’hui tant de tendresse. Ce monde-là avait conseillé à Corneille de ne pas faire jouer Polyeucte,« qu’il ne trouvait pas digne de l’auteur du Cid ; il soutenait la Phèdre de Pradon contre celle de Racine et proscrivait Athalie. Il est vrai qu’en revanche l’hôtel de Rambouillet se délectait des romans de Mlle de Scudéry, et que Mme de Sévigné elle-même dévorait la Calprenède et son chien de style avec un intérêt qu’on a peine à s’expliquer aujourd’hui.

C’est là pourtant, contre notre époque, l’éternel, l’invincible argument, le succès de la littérature de pacotille, du roman-feuilleton. D’abord cette littérature a toujours été sur un fort bon pied dans le monde ; Mue de Scudéry et la Calprenède, Arnaud-Baculard et Crébillon fils n’ont pas eu à se plaindre de leurs contemporains. Quand il serait vrai d’ailleurs qu’aujourd’hui les successeurs de ces messieurs auraient beaucoup plus de lecteurs que leurs devanciers, qu’en faudrait-il conclure ? Une seule chose peut-être, c’est qu’il y a plus de gens qui savent lire. Je ne crois pas que le roman-feuilleton ait ôté un seul lecteur aux Feuilles d’automne et aux Méditations. La grande poésie a gardé son public, qui peut bien par curiosité faire quelques excursions dans le pays voisin, mais qui n’y séjourne pas. Ceux qui y séjournent sont les naturels du pays ; ils n’en peuvent guère habiter d’autres. S’ils ne lisaient pas le roman-feuilleton, ils ne liraient rien du tout ; autant vaut qu’ils continuent. Jadis le bourgeois de la rue Saint-Denis vivait renfermé chez lui et ne s’occupait que de ses affaires ; il n’avait jamais entendu parler