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désagréable d’avoir à rendre justice à ses contemporains ; mais enfin, si ceux-ci ne méritaient pas nos dédains, il faudrait bien s’y résigner. Je n’y verrais d’inconvénient que pour ceux dont le goût est le dégoût, et qui, de ce dégoût, se sont fait un métier, un gagne-pain. Ces gens-là auront bien de la peine à démordre de leur opinion. Mme de Sévigné nous raconte que, quand une fois Mme de Grignan avait condamné un malade de ses amis et qu’elle s’était arrangée pour qu’il ne réchappât point, rien ne l’affligeait comme la nouvelle de la guérison. « Elle demandoit alors ce qu’on vouloit qu’elle fît de ses réflexions, et disoit qu’on venoit lui déranger ses pensées. » - Il y a de nos jours pas mal de gens qui ressemblent en ce point à Mme de Grignan. Si l’on pouvait leur prouver que la poésie n’est pas morte en France, que feraient-ils de leurs réflexions ? La perte assurément serait grande ; il est vrai qu’ils ne sont guère exposés à un tel péril. Marquez-leur du doigt tel ou tel passage charmant d’un moderne, ils auront toujours une ressource, c’est de détourner les yeux et de regarder ailleurs. Condamnant toujours et ne lisant jamais, ces messieurs ont vraiment beau jeu contre leurs adversaires. Vous aurez beau faire, vous n’ébranlerez pas leur opinion ; ils se sont retranchés dans leur indifférence et leur, dédain, comme dans un fort inattaquable, et bien naïf serait celui qui se flatterait de les y forcer. Notre siècle n’aura pas leur suffrage ; il faut qu’il s’en passe. Qu’ils soient donc dans la littérature, comme les jésuites dans l’église, sint ut sunt, qu’ils restent ce qu’ils sont, — aut non sint, ce qui serait peut-être encore mieux.

Heureusement aussi il y a des gens qui aiment réellement la poésie et lisent les poètes avant de les juger ; il y a des gens qui, loin de se réjouir s’ils trouvaient notre siècle inférieur à ceux qui l’ont précédé, s’en affligeraient sincèrement. En effet, pourquoi n’aimerait-on pas le siècle où l’on est né comme on aime son pays ? Si la France est notre patrie dans l’espace, le XIXe siècle est notre patrie dans le temps. C’est à ces juges bienveillans de décider si nos poètes sont aussi indignes d’attention que quelques-uns affectent de le dire ; peut-être, après examen, serait-on obligé de convenir que jamais siècle ne vit éclore plus de poésies élevées ou gracieuses, que jamais les poètes n’ont eu un auditoire plus éclairé et plus nombreux.

Des trois formes que la poésie peut revêtir, épique, dramatique, lyrique, une seule avait été épuisée par les deux siècles qui ont précédé le nôtre, et c’était assez pour leur gloire ; Corneille, Racine et Voltaire, Molière, Le Sage et Beaumarchais, avaient retourné le sol en tous sens[1] ; après tant de moissons fécondes, il devait se reposer. — Quant à l’épopée, nous ne savons quel peut être, chez nous son avenir, mais

  1. La Fontaine même, puisqu’il a fait de la fable un petit drame.