Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 18.djvu/692

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’Espagne seule semblait vouloir se retirer du monde civilisé et rétrograder vers la barbarie. Eh bien ! l’empereur saurait arrêter ce mouvement de décadence matérielle et morale ; il ouvrirait à un noble peuple de belles destinées ; sous sa forte et féconde impulsion, une dynastie jeune, éclairée, civilisatrice, retremperait la monarchie espagnole et la replacerait au niveau intellectuel et politique du reste de l’Europe : voilà ce que se disait Napoléon pour s’étourdir et s’affermir dans le dessein hardi qu’il avait conçu. Mais les Espagnols étaient incapables d’apprécier les réformes par lesquelles il espérait se faire pardonner l’attentat qu’il allait commettre. La royauté avait conservé à leurs yeux tous ses prestiges ; ils la regardaient comme une sorte d’émanation de l’autorité divine. Les droits du trône se confondaient pour eux avec ceux de l’église. Le peuple croyait au roi comme il croyait au pape. Vicieux ou vertueux, incapable ou éclairé, le souverain, quel qu’il fût, était pour tous une tête sacrée, et attenter à sa couronne leur semblait à la fois un sacrilège et le plus grand des crimes. La nation espagnole n’avait pas le sentiment de son ignorance : sa paresse lui était chère ; drapée fièrement dans ses haillons, elle croyait marcher l’égale des premiers peuples du monde. Jalouse de son indépendance et ombrageuse comme si elle eût été une puissance de premier ordre, elle détestait l’étranger et repousserait des réformes qui lui seraient imposées comme un stigmate de servitude. L’empereur aurait dû calculer ce qu’il y avait de périlleux à heurter de front tous ces préjugés et toutes ces passions. Pour son malheur et celui de la France, il n’en tint pas compte ; il se crut assez fort pour les braver et les dompter. Ce fut de sa part une faute immense, la plus grande peut-être qu’il ait faite dans toute sa vie.

Sa première pensée fut d’offrir le trône d’Espagne à son frère Louis, roi de Hollande. Voici la lettre qu’il lui écrivit le 27 mars 1808[1] :


« MON FRÈRE,

« Le roi d’Espagne vient d’abdiquer. Le prince de la Paix est mis en prison : un commencement d’insurrection a éclaté à Madrid. Dans cette circonstance, mes troupes étaient éloignées de quarante lieues de Madrid. Le grand-duc de Berg a dû y entrer le 23 avec 40,000 hommes. Jusqu’à cette heure, le peuple m’appelle à grands cris. Certain que je n’aurai de paix solide avec l’Angleterre qu’en donnant un grand mouvement au continent, j’ai résolu de mettre un prince français sur le trône d’Espagne. Le climat de la Hollande ne nous convient pas. D’ailleurs, la Hollande ne saurait sortir de ses ruines. Dans ce tourbillon du monde, que la paix ait lieu ou non, il n’est pas possible qu’elle se soutienne. Dans cette situation des choses, je pense à vous pour le trône d’Espagne. Vous serez souverain d’une nation généreuse de onze millions d’hommes et de colonies importantes. Avec de l’économie et de l’activité, l’Espagne peut

  1. Documens historiques et Réflexions sur le gouvernement de la Hollande, par Louis Bonaparte, ex-roi de Hollande, volume II, page 291 et suivantes.