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aux ames fortes et passionnées : il croyait les autres hommes trempés comme lui, comme lui inaccessibles aux défaillances du cœur et de la tête, incapables de plier sous la mauvaise fortune, et, sans s’en rendre compte, il leur demandait presque toujours au-delà de ce que peut donner la faiblesse humaine. Rencontrait-il sur son chemin des obstacles insurmontables pour tout autre, au lieu de les tourner, de transiger, de gagner les intérêts avec le temps, les hommes avec des séductions, il aimait mieux tout renverser, hommes et choses, et passer outre. En tout, il voulait jouir vite et complètement.

Maîtrisé par la violence des événemens plus encore que par son ambition, afin d’être en état de lutter contre l’Angleterre et éventuellement contre les puissances du Nord, il avait été obligé de ramasser sous sa main toutes les forces de l’Occident ; les trônes voisins de la France n’étaient plus occupés que par ses feudataires. Les rois de Hollande, de Westphalie, de Saxe, de Bavière et de Wurtemberg, les grands-ducs de Wurtzbourg, de Berg et de Bade, le prince vice-roi d’Italie, le roi de Naples, ses sœurs Pauline et Élisa, tous ces souverains de sa création, qu’étaient-ils sinon les vassaux plus ou moins dépendans du nouveau Charlemagne ? Napoléon entendait qu’il en fût de même des souverains qui régneraient à Madrid et à Lisbonne. Sa détermination était donc prise : il était décidé à détrôner les Bourbons d’Espagne, et à recommencer l’ouvrage de Louis XIV, en substituant aux descendans de Philippe V une branche de sa propre famille. Les sophismes de la passion lui vinrent en aide pour étouffer le cri de sa conscience. Cette dynastie qu’il allait renverser n’était-elle pas infirme par l’intelligence, lâche par le cœur, livrée à des goûts vulgaires, quand elle ne l’était point à la corruption et à la débauche, ignorante, apathique et aussi incapable de concevoir que d’exécuter rien d’utile et de grand ? N’appartenait-elle pas à cette famille qu’il retrouvait depuis huit ans au fond de tous les complots ourdis contre sa personne et sa puissance, qui, en 1804, soldait à Paris une bande de fanatiques pour l’assassiner, qui, plus tard, à Naples, était d’intelligence avec la coalition pour soulever et armer contre lui toute l’Italie, qui, à Florence, tressaillait d’une joie cruelle au récit du carnage d’Eylau, qui enfin, à Madrid, au mois d’octobre 1806, conspirait avec l’Angleterre, la Russie et la Prusse pour l’abattre ? L’Espagne, sous l’action énervante de cette dynastie dégénérée, n’était-elle pas descendue au dernier rang parmi les nations de l’Europe ? N’avait-elle pas vu dépérir successivement toutes ses forces ? Les finances, l’armée, la marine, n’étaient-elles pas dans un état de délabrement complet ? Quand tous les peuples de l’Occident et la France à leur tête s’appliquaient, depuis quinze ans, à perfectionner toutes leurs institutions, l’Espagne, pauvre, superstitieuse, ignorante, rongée par la lèpre monacale, sans commerce, sans industrie et sans puissance,