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tournés vers l’empereur ; le peuple, les hautes classes, les ministres, le jeune roi, les vieux souverains, Murat lui-même, tous attendaient sa décision comme l’arrêt suprême qui allait fixer leurs destinées.


La révolution d’Aranjuez avait bouleversé toutes les combinaisons de Napoléon. Par un mélange habile de ruses, de séductions et de force, il était parvenu à enlacer le roi, la reine et le prince de la Paix ; il ne leur avait laissé d’autre alternative que de se soumettre à ses volontés ou de fuir au Mexique. Aujourd’hui tout était changé : les vieux souverains étaient renversés et le favori jeté au fond d’une prison. A la place de ces personnages dont il avait si bien su exploiter l’incapacité ou les vices venait de s’élever un jeune prince, dont il ne pouvait encore apprécier au juste les sentimens et les vues, mais dont l’avènement prématuré au trône avait tous les caractères d’une protestation du peuple espagnol contre notre influence et notre domination. Il fallait maintenant édifier sur de nouvelles bases et prendre un parti. Le pire de tous eût été de vouloir rétablir les vieux souverains sur leur trône ; ils avaient perdu l’un et l’autre l’estime et l’attachement de la nation. Les scènes de l’Escurial et d’Aranjuez les avaient fait tomber dans un mépris universel. C’était le mouvement violent de l’opinion, bien plus que l’ambition du prince des Asturies, qui les avait détrônés. La nation avait reporté tous ses respects et tout son amour sur la tête de Ferdinand. Si l’empereur avait voulu la replacer sous le sceptre de ce vieillard incapable et de cette reine débauchée que, dans un jour de colère, elle avait forcés à descendre du trône, elle eût réagi violemment contre son autorité, et, comme il l’a dit lui-même, les vieux souverains n’auraient pas régné trois mois[1].

Napoléon n’avait le choix qu’entre deux systèmes, reconnaître immédiatement Ferdinand ou changer la dynastie. De ces deux partis, le premier avait un côté fâcheux ; il laissait la sécurité de l’empire sans garantie. Il faut le redire, car là était tout le fond de la question, les Bourbons d’Espagne comme ceux de Naples, comme ceux de France, étaient ennemis irréconciliables des Bonaparte. Il ne fallait pas espérer que jamais Ferdinand serait l’allié sincère de l’empereur : il ne pouvait être que son vassal couronné, vassal humble et soumis tant que Napoléon conserverait la toute-puissance, vassal rebelle et ennemi si jamais ce prince venait à éprouver quelque grand revers. Nous devions moins compter encore sur la fidélité de Ferdinand que sur celle de Charles IV, car il y avait dans le père un fonds d’honneur et de loyauté qui n’était point dans le fils. Ferdinand était un de ces hommes qu’on ne parvient à saisir et à dominer qu’en les flattant bassement ou en leur faisant

  1. Lettre de l’empereur à Murat, 29 mars 1808.