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ces muets témoins d’un autre âge : il a reculé dans les siècles jusqu’à Manoel et à Jean III.

À l’endroit où le Tage se resserre entre de hautes collines, et vis-à-vis de la vieille citadelle de Torre-Velha, blottie au pied des rocs, se dresse la tour de Bélem. Comme une sentinelle avancée, elle apparaît sur les dunes, et annonce au navigateur qu’il va toucher le port. Dominant de toute son élévation le vieux fort chargé de tourelles qui regarde la mer, entourée du côté des grèves par des haies d’agaves aux feuilles armées de pointes, aux tiges nues et élancées, elle protège en même temps la terre et les eaux. Par sa forme quadrangulaire et par le bastion qui la couronne, elle tient à la fois de la citadelle et du donjon. Aux angles de la façade tournée vers la plage, deux archanges aux longues ailes se tiennent debout ; dans la largeur de celle que viennent baigner les flots règne un balcon moitié mauresque et moitié gothique, au-dessus duquel se dessinent en relief les armes des rois de Portugal. Dans l’intervalle des créneaux est sculptée la croix de l’ordre du Christ, de telle sorte qu’on croirait voir les écus d’autant de chevaliers rangés sur la plate-forme ; ce symbole de la puissante milice qui compta des commanderies en Afrique, aux Indes, au Brésil[1], est comme le motif dominant des balustres suspendus aux quatre faces de la tour. Un poète, le chroniqueur de Jean II, Garcia de Resende, donna le plan de cet édifice, qui est l’expression la plus parfaite de l’architecture militaire du Portugal à la fin du XVe siècle, et, comme pour le compléter, s’élevèrent en 1500, à quelques pas plus loin, le couvent de Bélem et l’église de Sainte-Marie, monumens tout empreints du caractère religieux de cette belle époque. Le portail de Sainte-Marie, à ogive flamboyante, flanqué de colonelles ornées qui soutiennent de graves statues de saints et d’apôtres, s’ouvre du côté de la mer, que jadis les grandes marées poussaient jusqu’au pied de l’église. Un péristyle un peu plus moderne, dans lequel se devine déjà la ligne moins indépendante des architectes italiens, mais où le goût le plus sévère ne trouverait encore rien à blâmer, conduit à la double entrée qui desservait le monastère et la chapelle. Le premier de ces deux monumens a reçu une pieuse destination ; on l’a transformé en casa pia, c’est-à-dire en une maison d’asile pour les orphelins abandonnés ; le second est resté morne et silencieux, comme il convient à un lieu de prières, où dorment des morts illustres. Des rois, des reines, des princes y reposent dans des tombeaux que les révolutions ont respectés. Manoel, le seul monarque auquel l’histoire ait accordé le surnom de fortuné, tant son règne fut prospère, est déposé là

  1. Les armes de l’ordre du Christ étaient une croix patriarcale de gueules chargée d’une autre d’argent. Les chevaliers de l’ordre d’Aviz portaient l’habit blanc ; leurs armes étaient d’or à la croix fleurdelisée de sinople, accompagnée en pointe de deux oiseaux affrontés de sable, par allusion au mot avis.