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journée où, selon l’expression des Italiens, on ne voit guère vaguer en plein soleil que gli cani e gli Francesi. Or, ce dicton m’a toujours paru faux à l’égard des chiens, qui, aux heures de la sieste, savent très bien s’étendre lâchement à l’ombre et ne sont guère pressés de gagner des coups de soleil. Quant au Français, tâchez donc de le retenir sur un divan ou sur une natte, pour peu surtout qu’il ait en tête une affaire, un désir, ou même une simple curiosité ! Le démon de midi lui pèse rarement sur la poitrine, et ce n’est pas pour lui que l’informe Smarra roule ses prunelles jaunâtres dans sa grosse tête de nain. Je traversais donc la plaine à cette heure du jour que les méridionaux consacrent à la sieste, et les Turcs au kief. Un homme qui erre ainsi quand tout le monde dort court grand risque en Orient d’exciter les soupçons qu’on aurait chez nous d’un vagabond nocturne ; pourtant les sentinelles de la tour de Fakardin n’eurent pour moi que cette attention compatissante que le soldat qui veille accorde au passant attardé. A partir de cette tour, une plaine assez vaste permet d’embrasser d’un coup d’œil tout le profil oriental de la ville, dont l’enceinte et les tours crénelées se développent jusqu’à la mer. C’est encore la physionomie d’une ville arabe de l’époque des croisades ; seulement l’influence européenne se trahit par les mâts nombreux des maisons consulaires, qui, le dimanche et les jours de fête, se pavoisent de drapeaux. Quant à la domination turque, elle a, comme partout, appliqué là son cachet provisoire et bizarre. Le pacha a eu l’idée de faire démolir une portion des murs de la ville où s’adosse le vieux palais de Fakardin, pour y construire un de ces kiosques en bois peint à la mode de Constantinople, que les Turcs préfèrent aux plus somptueux palais de pierre ou de marbre. Veut-on savoir d’ailleurs pourquoi les Turcs n’habitent que des maisons de bois ? pourquoi les palais même du sultan, bien qu’ornés de colonnes de marbre, n’ont que des murailles de sapin ? C’est que, d’après un préjugé particulier à la race d’Othman, la maison qu’un Turc se fait bâtir ne doit, pas durer plus que lui-même ; c’est une tente dressée sur un lieu de passage, un abri momentané, où l’homme ne doit pas tenter, de lutter contre le destin en éternisant sa trace, en essayant ce difficile hymen de la terre et de la famille où tendent les peuples chrétiens.

Le palais forme un angle en retour duquel s’ouvre la porte de la ville, avec son passage, obscur et frais ; où l’on se refait un peu de l’ardeur du soleil réverbéré par le sable de la plaine qu’on vient de traverser. Une belle fontaine de pierre ombragée par un sycomore magnifique, les dômes gris d’une mosquée et ses minarets gracieux, une maison de bains toute neuve et de construction moresque, voilà : ce qui s’offre aux regards en entrant dans Beyrouth, comme la promesse d’un séjour.paisible et riant. Plus loin, cependant, les murailles s’élèvent et prennent une physionomie sombre et claustrale ; mais pourquoi