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on ne vit artillerie si bien servie[1]. Toulon était donc sauvé, et avec Toulon toute la Provence, tout notre commerce et toute notre marine de la Méditerranée.

Les jours suivans furent marqués par une suite de combats partiels : l’ennemi occupa Faron, prolongea sa gauche sur les hauteurs de la Malgue, qui n’étaient point alors fortifiées, et détruisit le fort Saint-Louis ; mais des avantages de détail ne faisaient pas illusion à l’œil exercé du prince Eugène, et il montra plus d’une fois le dépit qu’il éprouvait de voir la marche des opérations compromise par le partage du commandement : il avait demandé au maréchal de Tessé un surtout de table, et celui-ci lui ayant écrit que, ce meuble ne pouvant pas être prêt avant un mois, il le priait de lui dire où l’on devrait le lui faire tenir, le prince répondit, en remerciant, qu’on le lui envoyât à Turin. M. de Tessé était, du reste, en vrai chevalier français, plein d’attentions délicates pour son illustre antagoniste, et il lui faisait porter chaque matin quatre charges de glace. Ayant enfin réuni toutes les troupes qu’il pouvait attendre, et se fiant à leur valeur morale pour compenser l’infériorité du nombre, le maréchal résolut d’en finir. Le 15 août, à quatre heures du matin, il attaqua sur toute la ligne ; les chances du combat furent balancées jusqu’au moment où notre infanterie, cessant tout à coup son feu, fit une charge générale à la baïonnette, renversa tout devant elle, incendia les fascinages des assiégeans et bouleversa tous leurs travaux. Les actes de pillage et de barbarie commis autour de la ville par l’ennemi avaient tellement exaspéré la population, que les femmes apportaient à boire aux soldats au milieu du feu, et que des bandes d’enfans achevaient à coups de pierres les blessés sur lesquels avaient passé nos bataillons. Si le maréchal de Tessé avait eu une cavalerie suffisante, la destruction de l’armée impériale eût probablement suivi cette journée ; l’ennemi n’en attendit pas la fin pour commencer sa retraite, et, quinze jours après, il repassa le Var.

Deux personnes seulement s’isolèrent au milieu de cet élan général l’une était un négociant de Nîmes, qui cherchait à faire insurger les Cévennes, et dont la correspondance avec le duc de Savoie fut saisie ; l’autre était l’évêque de Fréjus, qui reçut ce prince comme si la Provence lui eût déjà appartenu[2]. Elles reçurent des prix fort différens de leur conduite : le négociant, nommé Grizoles, fut roué vif, et l’évêque devint précepteur du dauphin, puis premier ministre et cardinal. Ne fut-ce là qu’un de ces caprices aveugles avec lesquels la fortune distribue souvent les châtimens et les récompenses ? Je ne sais ; mais si, comme le raconte M. de Saint-Simon[3], le duc de Savoie prit l’évêque

  1. Journal du siège.
  2. Histoire du Siége de Toulon. Paris, 1707.
  3. « L’évêque le reçut (le duc de Savoie) dans sa maison épiscopale, comme il ne pouvoit s’en empêcher. Il en fut comblé d’honneurs et de caresses, et le duc de Savoie l’enivra si parfaitement par ses civilités, que le pauvre homme, également fait pour tromper et pour être trompé, prit ses habits pontificaux, présenta l’eau bénite et l’encens à la porte de sa cathédrale à M. de Savoie, et y entonna le Te Deum pour l’occupation de Fréjus. Il y jouit quelques jours des caresses moqueuses de la reconnoissance de ce prince pour une action tellement contraire à son devoir et à son serment, qu’il n’auroit osé l’exiger. Le roi en fut dans une telle colère, que Torcy, ami intime du prélat, eut toutes les peines imaginables de le détourner d’éclater… L’évêque, flatté au dernier point des traitemens personnels de M. de Savoie, le cultiva toujours depuis, et ce prince, par qui les choses les plus en apparence inutiles ne laissoient pas d’être ramassées, répondit toujours de manière à flatter la sottise d’un évêque frontière, duquel il pouvoit peut-être espérer de tirer quelque parti dans une autre occasion. » (Mémoires du duc de Saint-Simon, t. VI, ch. 3.)