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transparent, auquel il faut pour se développer un recueil ou un livre ; comment pourraient-ils se réduire à l’état de ces minces filets d’eau qui, pour avoir un peu de force et pour faire un peu de bruit, ont besoin de se heurter, chaque matin, au même obstacle ? Son dernier roman, Lucrezia Floriani, vient encore à l’appui de nos remarques ; on n’y trouve point de ces incidens, de ces péripéties adroitement ramenées au bout de chaque feuilleton par les maîtres du genre, et qui font dire au lecteur : — Comment s’en tirera-t-il ? — Lucrezia Floriani est une étude du désenchantement qui vient après I’amour, observé sous une face nouvelle et tout-à-fait paradoxale. Katol, jeune prince allemand, rencontre sur son chemin Lucrezia Floriani, artiste italienne. Karol sort à peine de l’adolescence ; il est pur et beau comme les anges ; élevé par une mère dévote, sujet à une maladie nerveuse qui fait de lui une sorte de visionnaire, il tombe des régions les plus éthérées du mysticisme dans les bras de Lucrezia, qui a trente-six ans, beaucoup d’antécédens et quatre enfans. On comprend sans peine qu’après les premiers jours d’extase cette situation si inégale amène entre Karol et Lucrezia bien des déchiremens et des orages. A force d’exaltation chaste et amoureuse, à force de vivre dans un monde idéal et d’échapper aux conditions de la vie positive, Karol réussit d’abord à se donner le change, et l’ivresse de la possession l’étourdit sur tout le reste ; mais bientôt les mauvais jours commencent : l’amour de Karol se débat contre l’impossible ; les échos de la gloire et des faiblesses de Lucrezia parviennent jusque dans la retraite où elle s’est cachée, où son amant voudrait la dérober à tous les regards ; ses enfans sont là, souvenirs vivans, inexorables commentaires, et d’ailleurs la diva déploie un luxe de maternité fait pour impatienter un amant plus résigné que Karol. Peu à peu le jeune prince devient jaloux, jaloux comme un maniaque, d’une ombre qui passe, d’une voix qui chante, des fantômes importuns qui se placent sans cesse entre sa maîtresse et lui. Sa jalousie a un caractère de souffrance débile, de puérilité maladive, qui tient plus, il faut le dire, de l’infirmité que de la passion. Cet enfant lunatique, fiévreux, que Lucrezia briserait dans une de ses étreintes, devient son tyran. Elle ne se plaint pas, mais elle succombe ; son cœur, plus dévoué qu’ardent, plus maternel qu’amoureux, ne peut résister à ces piqûres incessantes : elle meurt lentement, minée par ce désenchantement terrible qui s’empare des natures franches et vigoureuses en face d’une de ces maladies de l’ame qu’elles ne peuvent ni contenter ni guérir elle meurt comme l’infirmier que tue, à son insu, le malade qu’il soigne. Ainsi, Karol, jeune et chaste, enthousiaste et pur, est le bourreau ; Lucrezia, comédienne, Lucrezia, qui a peuplé l’Italie de ses faciles amours, est la victime. Voilà le paradoxe éloquemment développé par l’auteur. Comme je ne connais ni prince allemand qui ressemble à Karol, ni actrice qui ressemble à Lucrezia, je ne me permettrai ni de contredire, ni d’approuver George Sand.

Les descriptions de la nature, l’intelligence profonde des beautés du paysage, voilà ce qui saisit, dès l’abord, dans les ouvrages de cet écrivain. Ainsi, dans son nouveau roman, l’arrivée de Karol et de son ami chez Lucrezia, la peinture de cette habitation solitaire, le personnage du vieux pêcheur, père de la comédienne, tout cela forme un tableau digne de Claude Lorrain. Les premiers symptômes d’amour chez le prince, cet entraînement à la fois sensuel et mystique, contrastant avec la tendresse de Lucrezia, pleine d’énergie et de dévouement, donnent aux premières phases de leur passion une teinte originale ; mais l’ami