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faire cette nécessité brutale qui force de chercher un appât grossier, un moyen vulgaire pour retenir la foule. La décadence de presque toutes les entreprises dramatiques, la gêne qui se cache sous les prospérités les plus apparentes, et, pourquoi ne pas le dire ? la curiosité publique tristement déçue par l’ouverture d’un théâtre qui semble, jusqu’à présent, décidé à vivre des restes du feuilleton-roman, voilà qui est plus concluant que toutes les assertions : insister, ce serait abuser de nos avantages.

Mais, si la concurrence industrielle mérite les anathèmes de la critique, il en est une qu’on ne saurait assez encourager : c’est celle qui consiste à mettre face à face les diverses littératures de l’Europe, et nous permet d’assister, sans quitter Paris, aux chefs-d’œuvre des théâtres étrangers. On comprend tout ce que cette initiation publique, animée, vivante, à des beautés originales, altérées ou ensevelies dans les traductions, peut avoir d’utile pour nos auteurs et nos artistes, et quel puissant auxiliaire doit y trouver ce droit international des littératures, précieuse conquête de notre siècle. Cette fois, c’est le théâtre espagnol qui est venu s’essayer sous nos yeux : si cette tentative n’a pas complètement réussi, c’est que, il faut bien le dire, la langue de Lope et de Calderon ne nous est pas encore assez familière pour que les beautés purement dramatiques des pièces espagnoles aient pu nous offrir un bien vif attrait. Le principal ouvrage qu’on a joué, Garcia del Castanar, est plein de scènes pathétiques. Malheureusement le débit saccadé et monotone des acteurs déroutait l’oreille, et une connaissance approfondie de la langue aurait à peine suffi pour bien saisir les détails du dialogue. Les danses, les chants, ne manquaient ni d’originalité ni de caractère ; mais l’effet de ces divertissemens avait été atténué d’avance par des contrefaçons innombrables, et il est arrivé à la cachucha elle-même ce qui arriva à Gibbon chez Mme Du Deffant : mystifiée successivement par deux faux Gibbon, elle tourna le dos au véritable lorsqu’il se présenta chez elle.

Les dernières représentations de Mme Stoltz ont attiré la foule à l’Opéra. Mme Stoltz n’appartenait pas à cette race d’artistes qui laissent une trace indélébile et impriment à chaque rôle une individualité assez puissante pour leur survivre et perpétuer leur souvenir ; elle n’eut ni la passion enthousiaste de la Malibran, ni le noble génie de Judith Pasta, ni ces délicates finesses, ces broderies mélodieuses qui font, du chant de la Persiani, une pure et transparente dentelle. Son talent manquait avant tout de naturel, de correction et de vérité ; mais elle avait je ne sais quelle énergie fébrile qui, à défaut d’une émotion réelle, agissait parfois sur les nerfs. Une certaine surexcitation, qui lui tenait lieu de force véritable, l’aidait à soutenir sans trop d’encombre le poids de ces grandes partitions modernes, cruelles machines qui ont brisé dans leurs rouages tant de fragiles gosiers. Cantatrice toujours imparfaite, jamais insignifiante, elle sera plus difficile à remplacer qu’à oublier, et il est à craindre que l’influence fâcheuse qu’on lui a attribuée sur le répertoire ne s’aggrave encore après elle. Le ballet d’Ozaï, joué l’autre soir, n’est pas de nature à consoler l’Opéra de l’absence de Mme Stoltz. La fable en est pauvre et l’exécution mesquine. Il nous semble qu’il y avait moyen de tirer un meilleur parti de ce contraste de la vie primitive de Taïti avec les splendeurs de Versailles. Pourquoi notre première scène lyrique accueille-t-elle des productions aussi médiocres, au moment où elle devrait faire de sérieux efforts pour compléter son personnel et fortifier son répertoire ?