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jeune fille, et Richard se croit trahi. Que lui reste-t-il à faire ? A chercher l’oubli dans la débauche, à étouffer dans l’orgie ce nom charmant qui murmure toujours dans son cœur. Cette tâche meurtrière est vite accomplie, et lorsqu’un soir Laetice revient, avec le sourire des amours fidèles, et dit à Richard : « Me veux-tu ? » il est trop tard. A la place de l’amant et du poète, elle ne retrouve qu’un sombre fantôme blasphémant tout ce qu’il a chanté. Elle s’enfuit, frémissante de douleur et d’effroi, et lorsqu’elle revient encore, prête à continuer l’amour dans le pardon, c’en est fait ! Richard s’est condamné et exécuté lui-même ; il a trouvé dans l’officine du drame moderne quelques gouttes de poison échappées à ses tristes héros ; il les a bues et il meurt.

Je ne me donnerai pas le stérile plaisir d’affirmer à M. Barbier que rien n’est nouveau dans son drame ; je ne m’amuserai point à le suivre pas à pas, montrant ici la trace de Sténio, là celle de Rolla, plus loin l’empreinte de ce pâle et mélancolique Chatterton, dont une muse discrète a su faire une des plus délicates figures de la poésie contemporaine. A quoi bon détailler tous ces pastiches, s’arrêter à chaque scène pour rendre à Shakespeare, à M. Hugo, à George Sand, à M. Alfred de Musset, à M. de Vigny, ce qui leur appartient dans ces emprunts d’un fils de famille qui a cru pouvoir s’enrichir sans scrupule en ne prenant qu’à ses parens ? M. Barbier n’a sans doute pas la prétention d’avoir trouvé une face nouvelle du drame moderne, ni même d’avoir donné à sa pensée une forme, constamment heureuse. Des élans d’une verve facile, une versification abondante, où reviennent trop souvent les images de l’élégie descriptive ; une inexpérience de la scène semblable à ces gaucheries naïves dont on augure bien pour l’avenir ; plusieurs traits heureux, surtout dans ce personnage de Laetice, le meilleur de la pièce, et qui nous représente assez bien la créole avec son gracieux mélange d’innocence et d’abandon, de mollesse insouciante et d’énergie passionnée ; d’inexcusables scènes de mélodrame qu’aurait dû interdire à M. Barbier cette poétique atmosphère où il paraît respirer à l’aise tel est ce drame que je comparerais volontiers à ces bruits confus qu’on entend le matin dans les champs ; ils n’ont pas de sens précis, mais ils promettent un beau jour.

Si la pratique du monde et de la vie avait révélé à M. Barbier le côté vrai de chaque chose, je crois qu’il aurait considéré son sujet sous un autre aspect. Au lieu de refaire une vingtième fois cet hymne de tendresse, de poésie et de désespoir, il aurait compris autrement cet être à part, étrange, contradictoire, cet assemblage de petitesse et de grandeur qu’on appelle le poète. Il l’aurait peint, non pas tel qu’il l’a vu à travers le prisme de ses vingt ans, versant de son cœur, comme d’un immense foyer, d’ardentes étincelles de dévouement et d’amour sur la création tout entière, mais ramenant tout à lui-même, comme à l’expression la plus complète, la plus sublime, de cette création qu’il résume. Qu’importe à ce naïf despote tout ce qui l’approche, tout ce qui souffre et pleure ? Les hommes ne sont que des points épars dans cette immensité dont il est le maître, des atomes qu’il absorbe et s’assimile dans ses splendides rayons. L’humanité, c’est son génie ; la société, c’est sa gloire. L’amitié, l’amour, la foi, l’enthousiasme, la prière, ne sont que des notes du divin clavier dont il a le secret, des formes offertes à sa pensée toute-puissante qui les assouplit à sa guise. Il marche ainsi, sans se douter des larmes qu’il fait répandre et qu’on lui cache