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il gagna précipitamment les greniers, s’y blottit sous des nattes de jonc, et y resta ainsi, sans faire un mouvement, pendant trente-huit heures, n’ayant pour toute nourriture qu’un petit pain qu’il avait trouvé sous sa main au moment où il avait fui. Vaincu par les tortures de la faim et de la soif, il se décida à descendre de son grenier et tenta de s’évader ; mais il fut reconnu. Heureusement pour lui, ce ne furent ni des soldats ni des hommes du peuple qui l’arrêtèrent ; ce furent des gardes-du-corps. Tous le connaissaient ; ils eurent pitié de cet homme qui était sorti de leurs rangs pour s’élever si haut, et tombé maintenant au dernier degré de l’infortune. Ils résolurent de le soustraire à la rage du peuple ; ils le mirent entre leurs chevaux et le conduisirent ou plutôt le traînèrent jusqu’à leur caserne. La foule le suivit, acharnée, haletante, et faisant mille efforts pour l’arracher des mains des gardes et le mettre en pièces. Ne pouvant le tuer, ils l’abreuvèrent de mille outrages ; les uns lui jetèrent des pierres : les autres lui crachèrent au visage ; il y en eut qui purent l’atteindre et le blesser à coups d’épieu. Enfin il arriva tout sanglant, à demi mort de faim, de fatigue et de peur, à la caserne des gardes. A la vue de sa proie qu’on lui arrachait, le peuple, ivre de vengeance, se rua avec furie contre les portes de la caserne, comme s’il voulait en faire le siège, afin d’y saisir sa victime et de l’immoler ; mais une main amie s’étendit sur lui et le sauva. Au récit de ce qui se passait, Charles IV, éperdu, fit venir Ferdinand, et lui ordonna de voler à la caserne des gardes et de protéger Godoy contre le danger qui menaçait ses jours. Le jeune prince obéit. En abordant le favori, il lui dit avec l’accent d’un maître qui daigne pardonner : « Je te fais grace de la vie. » Pour toute réponse, le prince de la Paix lui demanda avec dignité et courage s’il était déjà roi. « Pas encore, lui répliqua Ferdinand ; mais je le serai bientôt. » Le peuple ne se calma que lorsque le prince des Asturies lui eut promis à plusieurs reprises que Godoy serait livré aux tribunaux et jugé avec toute la rigueur des lois.

La chute de cet homme qui avait tant abusé de la puissance, et son arrestation, firent éclater dans toute l’Espagne un incroyable délire de joie ; et malheureusement aussi des violences déplorables. Dans la plupart des villes, on brisa ses bustes ; on le pendit, on le brûla en effigie. A Madrid, on pilla son palais ; on rassembla sur une des places de la ville son mobilier somptueux et l’on y mit le feu. Ces manifestations sauvages de la colère publique portèrent le désespoir dans le cœur du roi et de la reine. Après avoir tremblé pour les jours de Godoy, ils avaient fini par trembler pour eux-mêmes. Poursuivis par des images lugubres, ils sentaient que leur fils l’emportait, et que leur autorité, solidaire des fautes du favori, avait perdu toute force et tout prestige. Bien loin d’être soutenus par les ministres qui les entouraient encore, ils ne trouvaient plus autour d’eux que des esprits découragés, des conseils