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bien gardé, que, jusqu’au jour où ils le révélèrent au conseil, personne ne l’avait pénétré. On voyait bien qu’ils avaient l’intention d’emmener le roi, mais on ignorait où ils voulaient le conduire. M. de Beauharnais n’en savait pas plus à cet égard que les autres ; Napoléon comptait se rendre en personne à Madrid et s’entendre avec Charles IV. Jusqu’où s’étendaient alors précisément ses vues ? Comptait-il abuser de son ascendant sur un vieillard usé et timoré, et l’amener, par une sorte de contrainte morale, à lui faire immédiatement l’abandon de ses droits souverains ? Nous répugnons à admettre cette hypothèse. Nous croyons plutôt que toute son ambition se bornait, pour le moment, à arracher au roi son consentement à l’échange du Portugal contre les provinces de l’Èbre.

Après bien des hésitations, Charles IV avait cédé aux prières de la reine et du favori, et s’était décidé à partir. Le 15 mars, il assembla son conseil, et lui annonça sa détermination. Aussitôt un courrier s’élance sur la route de Portugal et court porter au général Solano l’ordre de revenir à marches forcées sur Séville, afin de protéger la retraite des princes sur Cadix. Tous les corps disponibles, les gardes wallones, les gardes du corps, la garnison de Madrid, sont appelés à Aranjuez ou échelonnés sur la route d’Andalousie. Le roi comptait se rendre d’abord à Séville ; de là, il demanderait à la France des éclaircissemens sur les motifs qui lui avaient fait rassembler tant de troupes dans la Péninsule, et réclamerait des garanties pour la sécurité de la famille royale et l’indépendance du royaume. Si la réponse n’était point satisfaisante, le roi et sa famille gagneraient Cadix, où ils s’embarqueraient pour l’Amérique sous la protection de la flotte anglaise qui croisait devant le port.

Bientôt le projet de départ n’est plus un secret pour personne ; il se révèle à tous les yeux dans cette agitation, dans ces mille apprêts qui précèdent un long voyage. Dans toutes les résidences royales, surtout dans le palais d’Aranjuez, une multitude d’ouvriers travaillent nuit et jour. On emballe les riches tentures, les meubles précieux et d’un facile transport, les vaisselles d’or et d’argent, les diamans de la couronne, les tableaux des grands maîtres, ainsi que les archives secrètes de la cour. D’Aranjuez et de l’Escurial, la sinistre nouvelle gagne Madrid, et y répand la consternation. Mille voix s’écrient : « Il n’y a que Godoy qui ait pu suggérer à ses souverains la pensée d’abandonner leur couronne et leur peuple aux mains de l’étranger ; cette fuite ne peut être que le prix d’un infame marché. » Le conseil de Castille se rend l’organe de la douleur publique ; il envoie au roi une députation pour le conjurer de ne point consommer une séparation qui fera le désespoir de ses sujets d’Europe, Charles IV, soit dissimulation, ou qu’une telle démarche